L’esprit de la ruche (Victor Erice, 1973)

Il faut, dans ce monde dangereux, apprendre à s’engager, prendre tous les risques

Espagne, 1940. Le film commence par la projection aux villageois, bien alignés sur leurs chaises1, d’un film de 1931, Frankenstein (James Whale). Le récit vient d’ailleurs, de loin, de très loin, de l’extérieur du village bien sûr mais aussi d’encore plus loin, d’Amérique ou d’un autre lieu, pour la petite fille, qui lui est à la fois étranger et familier, extérieur et intérieur. Ses grands yeux noirs ouverts, Ana2 regarde de tout son être, elle incorpore, elle absorbe, elle intègre en elle les personnages. Dans son esprit remanié, réordonné par le film, elle est, selon les cas, Frankenstein, la petite fille tuée, elle-même ou l’une des autres personnes qui peuplent sa vie : son père Fernando, sa mère Teresa ou sa sœur Isabel. Il n’y a pas pour elle de distinction nette entre le « réel » (s’il en est), la fiction du film, les réponses des adultes ou de sa grande sœur, et son imagination. Cette histoire pourrait avoir été vécue, mais elle pourrait aussi être un rêve, un cauchemar, il n’y aurait aucune différence. Comme il faut bien qu’elle se raccroche à quelque chose, elle retient des détails, des indices : 

– sa mère va à la gare pour envoyer des lettres qu’elle glisse dans une boîte qui part avec le train. Comment Ana le sait-elle ? Le film n’en dit rien, mais elle ne peut pas l’ignorer. Nous, spectateurs, nous nous demandons de qui il s’agit : un étranger ? un homme qu’elle croit exilé en France, par exemple son frère ? Un amant ? Un complice ? Quoiqu’il en soit, il semble que Teresa se dissimule, un détail que Ana a nécessairement repéré. D’où la place du train dans l’imagination de la petite fille : lieu dangereux mais attirant. Elle voudrait aider sa mère à contacter ce correspondant mystérieux. Il lui arrive de rêver qu’il est là, dans la maison abandonnée, à moins qu’elle n’y ait réellement découvert un autre homme qu’elle identifie à l’inconnu que sa mère cherche à joindre. Après tout, il n’y a pas beaucoup d’inconnus dans le village. Ana se sent en charge de cet homme, elle lui apporte de quoi manger et se vêtir, sans se rendre compte des risques qu’elle fait prendre à son père – à moins que, justement, elle s’en rende compte.

– Si sa mère se cache, c’est qu’elle veut se mettre à l’abri de quelqu’un. Qui ? Le plus probable, c’est que ce soit le père. Il ne s’agit pas d’agir en cachette du père, il s’agit de l’éloigner pour laisser libre cours au désir de la mère. S’il est accusé par les carabiniers d’avoir aidé l’inconnu, il sera emmené. Ana aime son père, mais elle se sent plus concernée par les soucis de sa mère. C’est grave de vouloir se débarrasser de lui, elle se sent coupable, à tel point que parfois elle veut mourir, par exemple en se couchant sur les rails (autre façon de se rapprocher du train). Elle peut aussi imaginer que sa sœur Isabel fasse semblant d’être morte : elle se verrait alors elle-même mourir. Il faut bien qu’elle se punisse. Mais comme elle a quand même envie de vivre, elle peut choisir une autre solution, par exemple fuir, sa laisser mourir dehors. Elle sait qu’on le retrouvera, et ce sera l’occasion de se réconcilier avec son père.

Voilà donc l’histoire, le récit, le premier degré du film. Il peut y avoir plusieurs seconds degrés. 

Un second degré politique : supposons que le père soit un ex-républicain, un intellectuel réfugié dans l’immense demeure qui surplombe son village d’origine pour éviter les risques de la grande ville, à la manière de Bahram dans la quatrième histoire du film de Mohamed Rasoulof, Le diable n’existe pas(2020), lui aussi apiculteur réfugié dans une région désertique pour avoir refusé d’assassiner un homme. Apiculteur, c’est un métier qui demande de l’attention, des soins, voire du courage, mais laisse quelques loisirs. L’ambivalence de la fille tient au fait qu’elle vit dans la propagande, le mensonge, la vacuité d’un village isolé, vide, entouré de plaines et de collines désertées, avec pour seule ouverture sur le savoir, la connaissance, la culture, une enseignante visiblement terrifiée. On peut interpréter dans cette direction le titre du film, L’esprit de la ruche. À l’intérieur de la maison, le père a installé une ruche vivante, attirante et dangereuse comme le train. L’esprit de la ruche, c’est que la vie est indissociable du risque. C’est une invitation à l’engagement, au courage, à laquelle la petite fille répond par ses rêves, ses fantasmes ; mais il n’est pas évident que le père lui-même y réponde. Il s’enferme seul dans son bureau, semble errer dans la maison trop grande pour ses quatre occupants, ne se réanime que lorsqu’il parle des champignons. Jamais on ne le voit dans le même plan que sa femme. Le franquisme a vidé l’Espagne de tout affect, de tout sentiment, de toute chair.

Deuxième second degré : méta-cinématographique. Le cinéma fait prendre de la distance par rapport au quotidien du village, aux difficultés et contradictions de la famille. Dans cette mise en abyme, il y a un film dans le film, mais aussi un méta-film qui n’est autre que celui que la petite Ana se projette dans son esprit en prenant la place de la mère, en s’y substituant pour mieux mettre à l’épreuve son environnement. Jusqu’où peut-elle aller ? Qu’est-ce qui est acceptable ? Qu’est-ce qui va tenir, qu’est-ce qui va craquer ? À la fin du film, les bras de son père lui procurent un cadre dans lequel elle pourra continuer à imaginer, avec plus de sécurité que dans les bras de Frankenstein.

Dans toute sa carrière, Victor Erice ne réalisera que deux longs métrages, et 50 ans plus tard, un autre film avec Ana Torrent3 : Fermer les Yeux (2023).

  1. Ce sont leurs propres chaises, qu’ils apportent dans la grange où le film est projeté. ↩︎
  2. Pour diriger la petite Ana Torrent, née le 12 juillet 1966 (ce qui lui donne entre 6 et 7 ans au moment du tournage), il aura fallu la nommer par son véritable prénom – mais dans ce film, les quatre principaux acteurs ont tous conservé leur véritable prénom. ↩︎
  3. Torrent, c’est devenu une technologie qui, entre autres, permet de télécharger des films. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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