Level Five (Chris Marker, 1996)

On ne peut espérer communiquer avec un mort qu’à travers un dispositif de mémoire, un artefact, mais c’est impossible, ça ne marche pas, le récit reste inachevé

Pendant une grande partie du film, Catherine Belkhodja, qui interprète Laura (une Laura très fictive, sans guère de substance, que l’actrice joue sans vraiment s’effacer devant elle) fixe un point situé quelque part dans l’ordinateur1. On ne sait pas à qui elle s’adresse. Peut-être directement à la machine, ou bien à des interlocuteurs anonymes du réseau, ou encore à nous. Le sait-elle elle-même ?2 En tout cas, notre impression, c’est qu’elle nous parle, se confie à nous, nous prend à témoin, avant de nous effacer, nous éteindrevers la fin du film, pour nous faire comprendre que notre rôle à nous (celui que nous interprétons) n’a plus d’objet. En nous congédiant, Laura et l’actrice s’en vont. Ce regard-caméra que les acteurs doivent habituellement éviter est un instrument à sa disposition dont elle abuse avant de s’en débarrasser sans façons. Bien qu’elle nous ait parlé, nous n’avons aucune place dans son histoire, mais il se pourrait que nous ayons une place dans l’histoire de la bataille d’Okinawa, en tant que porteurs d’une attention, d’une mémoire. Nous entendons à travers sa voix ce que son amant avait à dire sur Okinawa, et qu’il a commencé à exprimer à travers le jeu video inachevé, Level Five, qui donne son titre au film, comme si celui-ci n’était au fond lui aussi qu’un jeu vidéo, entre deux écrans. Avant de mourir, l’amant – qui n’est autre qu’un double de Chris Marker dont on voit les mains et dont on entend la voix – avait pris l’initiative d’entreprendre la création de ce jeu pédagogique consacré à la dernière grande bataille de la guerre entre les USA et le Japon, qui a eu lieu du 1er avril au 22 juin 1945 dans cette petite île du Pacifique dont les habitants ne parlent même pas le Japonais, dernière bataille, terriblement meurtrière3, de la seconde guerre mondiale4. De cet homme, il lui reste le jeu titré « Level Five », un niveau impossible à atteindre. Elle essaie de dialoguer avec lui, sachant que c’est impossible, aussi impossible que d’accéder au dernier niveau, le Level Fivedu jeu. L’intérêt de Laura pour Okinawa n’est pas un intérêt pour la bataille, c’est un intérêt pour l’homme perdu. Le documentaire intégré dans le film opère comme un souvenir-écran, il révèle en masquant ce dont il parle, il suscite notre intérêt pour la guerre, ses assassinés et ses suicidés (ce qui est peut-être le cas de cet homme) mais guère pour l’histoire d’amour de Laura, il faut bien l’avouer.

C’est un film de deuil, mais de quoi ? De l’amant perdu ou des centaines de milliers de disparus en quelques semaines ? Il faut maintenir l’incertitude, l’ambiguïté. Pour interroger la mémoire, le film ne s’arrête pas aux faits, mais à l’adresse. Un ordinateur n’a pas de mémoire, il ne fonctionne qu’au présent. quand il fonctionne, car il peut tomber en panne, ou répondre à côté, ou multiplier les messages d’erreur. On peut toujours lui adresser une question, il l’oublie presque aussitôt. Il est comme le public, et peut-être comme Laura, qui pour l’instant, avant sa disparition, n’oublie pas. En deuil d’un homme, elle n’a rien d’autre pour le remplacer qu’un ordinateur et un jeu vidéo. Faute de mieux, elle se met à la place de l’homme, prolonge son regard, son écriture, voire son intention. Elle fait ce qu’elle peut pour le porter (porter son absence dans les lieux où il a été présent), mais ça ne suffit pas, alors elle préfère disparaître, se suicider à nos yeux, nous les spectateurs qui nous trouvons dans l’ordinateur, à moins que nous soyons nous-même une machine ou des éléments du jeu vidéo. Elle nous éteint dans le temps même où elle s’éteint elle-même, comme les habitants d’Okinawa qui ont préféré se suicider plutôt que de tomber entre les mains des Américains. Après cela, il ne reste que la voix off, qui semble être celle de Chris Marker.

L’allusion au film d’Otto Preminger, Laura (1944), est explicite. La Laura de Marker mentionne le moment où, avec son amant, elle a entendu pour la première fois le thème musical de David Raksin dans le film de Preminger. Dans ce dernier, Laura Hunt commence par disparaître. On la croit morte, jusqu’au moment où elle revient et tombe amoureuse du policier qui enquête sur son meurtre, McPherson. Tout est inversé par rapport au dispositif de Chris Marker. En deuil de la femme assassinée, le policier se trouve dans son appartement et manipule ses objets avant de s’endormir. On peut penser que, dans son sommeil, il rêve d’elle. Chez Marker, en deuil de l’homme disparu, la femme manipule ses objets dans son appartement. Elle s’adresse à une machine sans figure, voyeuse et enregistreuse, ou à des interlocuteurs anonymes, mais cette tentative n’a pas la puissance du fantasme. Elle ne peut qu’échouer. Le réseau OWL (Optional World Link, avatar du www5) est la matrice de tous les échecs. Incapable de penser la bataille d’Okinawa, Laura se retire.

Le film a été réalisé pour commémorer les 100 ans du cinéma. Il montre une machine qui fonctionne toute seule, après la mort du réalisateur. Abandonnée, l’actrice ne peut pas le ressusciter, elle ne peut que disparaître. Qui est le suicidé dans cette affaire ? En fonction de quelle volonté ? Il faut laisser cette question ouverte, car l’oublié peut être n’importe qui, y compris nous. Okinawa mon amour, c’est le Level Five du film.

  1. C’est une anticipation de la caméra que contiennent les ordinateurs d’aujourd’hui, mais dont ne disposait pas encore le Mac qu’elle utilisait à l’époque. ↩︎
  2. Entre un « Qui » et un « Quoi », ce n’est pas clair. ↩︎
  3. En 2010, le monument consacré à la bataille portait 240 931 noms, dont 149 193 civils d’Okinawa, 77 166 soldats impériaux japonais, 14 009 soldats américains, 82 Britanniques, 365 Sud-Coréens, 82 Nord-Coréens et 34 Taïwanais.  ↩︎
  4. L’Allemagne nazie a signé deux fois sa capitulation, la première à Reims le 7 mai 1945 à 2 h 41, la seconde à Berlin le 8 mai 1945 à 22 h 43, soit le 9 mai 1945 à 0 h 43, heure de Moscou. La bombe atomique a été larguée sur la ville japonaise d’Hiroshima, par les États-Unis, le 6 août 1945. La capitulation du Japon n’a eu lieu officiellement que le 2 septembre 1945 avec la signature des actes à Tokyo. ↩︎
  5. Du nom anglais de l’animal totem de Marker, la chouette. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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