Civil War (Alex Garland, 2024)

L’effondrement d’un monde, réduit à sa pure représentation photographico-cinématographique, sans analyse, ni contexte, ni récit, ni signification

C’est un film coûteux fait pour devenir un blockbuster, et qui réussit (à devenir un blockbuster), tout en entretenant une étrange confusion politique. Que se passe-t-il exactement ? Il semble que le président, illégalement, ait tenté d’entamer un troisième mandat. Ce n’est probablement pas la seule mesure radicale, voire illégale, qu’il ait prise, puisque deux États parmi les plus puissants, la Californie et le Texas, se sont ligués pour le démettre en constituant la WA (Western Alliance)1. Il s’en suit une guerre civile qui aboutira, dans les dernières images, à l’assassinat du président. On voit déjà, dans cette simple description préalable, les lignes se brouiller : à la périphérie se trouvent deux États qui habituellement ne sont pas du même bord, et au centre, à Washington D.C., capitale de l’État fédéral et siège de l’État profond, un président qui par son intonation et la couleur de sa cravate ressemble fort à un certain Donald Trump. Les réalités politiques des États-Unis sont inversées ou niées, les anciens clivages sont détruits, les repères habituels sont disloqués, on n’est plus dans le même monde, sans savoir exactement dans quel monde on est arrivé.

On pourrait croire, d’après le titre, que le thème du film est la guerre civile, mais ce n’est pas exactement ça. Il s’agit plutôt du journalisme de guerre, du photo-journalisme exercé par deux femmes, une certaine Lee Smith2, originaire du Colorado, qui pratique depuis longtemps le journalisme de guerre, et une toute jeune femme, Jessie Cullen3, originaire du Missouri4, qui arrive dans le métier. La question se pose de savoir quel genre d’image elles recherchent, et pour quoi faire. Effectivement des photos elles en prennent, beaucoup, mais sans trop se préoccuper de légende, de date, de contexte, d’interprétation. Ce sont des photo-reporters qui traversent une guerre qu’elles ne cherchent pas à comprendre, et ne produisent que des photos à l’état brut, de futurs « scoop » supposés rester dans les mémoires. À qui les envoient-ils ? Elles sont accompagnées par un journaliste de Reuter, Joel, immigré latino venant de Floride5, dont la principale fonction semble être de conduire leur véhicule. Il recueillera, comme il l’avait prévu, les derniers mots du président : Ne les laissez pas me tuer – ce qui peut être considéré comme un « scoop », quoique sans contenu politique particulier. À part ça jamais les photo-reporters ne communiquent avec l’agence ni ne se préoccupent d’expédier quelque part leurs photos. D’ailleurs Jessie travaille avec le vieil appareil de son père, un Nikon à pellicule argentique, incompatible avec les envois numériques par le biais d’Internet. Dans quel journal ces photos en noir & blanc seront publiées? Avec quelle légende ? Comme elles ne s’intéressent pas vraiment aux événements de la guerre, elles ne peuvent pas en dire grand-chose. Leur contexte se limite aux 850 miles de route qui séparent New York de Washington, point à la ligne. Faute d’accompagnement, ces images sont muettes, elles n’ont aucune signification politique, comme d’ailleurs toutes les images du film dont on peut à la rigueur décrire l’environnement géographique à l’aide de Google Maps mais rien d’autre, faute d’explication. Elles ne savent pas à qui elles ont affaire, qui elles croisent, qu’il s’agisse de réfugiés, d’habitants morts ou vivants ou de combattants d’un camp ou d’un autre. Cela veut dire qu’à leur retour, elles ne pourront même pas témoigner. Comment pourraient-elles témoigner sans avoir enquêté ? Elles ne seraient capable de répondre à aucune des questions qu’on leur poserait.

Sans le vouloir, le film documente le comportement caricatural de certains photo-reporters : ramener à tout prix des images sans se soucier de leur signification sociale, culturelle ou politique. Il faut que les photographies soient saisissantes, violentes, choquantes, mais c’est tout, on ne leur en demande pas plus, elles sont aussi insensées que la guerre elle-même. La fonction du film n’est pas différente de celle des photos-reporters qu’il décrit : de l’action, de l’horreur, du mouvement, des chars, des hélicoptères, des mitrailleuses, du bruit, mais la contextualisation est réduite à son minimum. Le cinéaste et les photo-journalistes font partie de la guerre, ils en sont un élément décisif, essentiel, car toute guerre est une guerre de propagande, il n’y a pas de guerre sans propagande. En filmant Lee et Jessie prendre des photos, Alex Garland se filme lui-même en tant que réalisateur. Quels que soient la mise en scène et les effets spéciaux, l’équipe qui l’accompagne ne se différencie pas des deux reporters. C’est un film anti-brechtien où tout est fait pour abolir les distances, pour nous plonger dans cette nouvelle guerre de Sécession dont nous savons qu’avec la compétition entre Donald Trump et Kamala Harris, elle est déjà en cours. Les soldats ne se cachent pas, ils ne cherchent pas à éloigner la presse, ils font ouvertement ce qu’ils ont à faire, et les journalistes, eux aussi, font ouvertement ce qu’ils ont à faire. S’ils se posent des questions, cela n’a aucun effet sur leur positionnement.

Le film est politiquement indéterminé, flou, il reflète le caractère flou et instable des conflits politiques. On suppose que les journalistes se rangent plutôt du côté des sécessionnistes dont ils accompagnent les troupes, mais ce n’est pas tout à fait sûr, car leurs États d’origine sont plutôt de l’autre côté. En fonction de leur interlocuteur, leur identité peut toujours changer. Ils sont, comme nous, parfois dans la zone de guerre, parfois dans la Twilight zone (zone provisoirement pacifiée), ils sont parfois sympathisants d’un côté, parfois neutres. Ce sont de simples accompagnateurs, mais leur appareil photographique ressemble à une arme, et les risques qu’ils prennent sont ceux des soldats. Dans une photo, la vie est éliminée, on ne conserve qu’un reste d’une existence passée, mais ce reste est un objet dont on peut affirmer la propriété. C’est ma photo, dit le photo-reporter. Certains critiques prétendent que le film pose la question de la responsabilité du journaliste. Rien n’est moins sûr. Au moment où il shoote, il faut qu’il soit indifférent. Peu importent ses idées, ses pensées, son intentionnalité, le système exige que des photos soient prises, et il les prend. Ce n’est pas un choix personnel, c’est un travail qui sert à alimenter les journaux. Il faut qu’il y ait des journaux, donc il faut qu’il y ait des journalistes qui se vautrent parmi les cadavres. Ceux qui croient qu’ils ont choisi ce métier par idéal se font des illusions6. Les journalistes sont des rouages aussi dociles que les cinéastes, qui font des photos analogues à ce film qui est devenu un blockbuster. Ils souffrent, ils pleurent, mais ça n’a aucune importance, du moment que des photos sont prises. Quand ils meurent7, d’autres reporters les remplacent. Personne n’est responsable, personne n’est coupable. S’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait ni reporters de guerre ni cinéastes filmant ce genre de film.

Pour susciter la soi-disant neutralité d’un tel film, il aura fallu l’effacement d’un monde, celui qui comportait des enjeux, des clivages, des règles, des débats, un espoir de coexistence, de paix, de normalité. Dans ce monde les médias étaient considérés comme un quatrième pouvoir porteur d’un commandement spécifique : « Il faut montrer, il faut faire savoir, il faut témoigner ». Mais le témoignage exige une faculté qui manque à ces journalistes : la parole. Dans un monde fondé sur le conflit, la violence, la parole est dévaluée, voire anéantie. Les discours du président sont creux et les images des journalistes qui participent de ce monde sont vides. Les images sont muettes, elles ne parlent pas, si personne ne parle à leur place. Lee Smith n’aura jamais remplacé Lee Miller, qui était une militante avant d’être une photographe, et Jessie n’a pas d’autre modèle.

  1. La Floride, qui a elle aussi choisi la sécession, partage les valeurs de la WA mais n’y a pas adhéré. ↩︎
  2. Interprétée par Kirsten Dunst. À noter que Jesse Plemonts, qui est le mari de l’actrice dans la vie réelle, joue le rôle (non crédité) d’un combattant raciste et ultranationaliste qui tue Tony, le reporter dont le seul défaut est d’être originaire de Hong Kong. ↩︎
  3. Interprétée par Cailee Spaeny, qui est aussi la Priscilla de Sofia Coppola. ↩︎
  4. L’origine des journalistes n’est pas sans effet, puisque dans une scène de meurtre de masse, c’est elle qui permet de distinguer les bons des mauvais Américains. C’est l’occasion de rappeler qu’Alex Garland n’est pas Américain, mais Britannique. ↩︎
  5. Il est interprété par Wagner Moura, acteur brésilien. ↩︎
  6. C’est le cas du journaliste vétéran Sammy, qui déclare peu avant de mourir qu’il écrit pour « ce qui reste du New York Times ». ↩︎
  7. À la mort de Sammy, Lee le photographie à travers la vitre du véhicule, recouvert de sang, puis décide d’effacer le cliché de sa carte SD. Le corps du journaliste, lieu de souffrance, de deuil et d’excessive émotion, est hors-sujet. Ce n’est qu’un aléa de la guerre. ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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