Hatufim (série israëlienne de Guideon Raff, 2010-2012)

Par sa perte absolue d’identité, la situation du prisonnier de guerre radicalise celle du soldat

Nemrod, Uri et Amiel, trois soldats israéliens, sont capturés lors d’une opération au Liban puis maintenus en détention en Syrie par un groupe d’islamistes. Libérés et de retour au pays dix-sept ans plus tard, les deux premiers doivent non seulement apprendre à se réintégrer et surmonter le traumatisme dû aux mauvais traitements infligés durant leur captivité mais découvrir avec surprise le rôle joué par les services secrets durant toutes ces années. L’histoire est ponctuée de multiples rebondissements, l’essentiel du scénario étant centré sur le sort du troisième homme (est-il mort ? est-il encore en captivité ?) et sur les réactions des femmes, Talia, l’épouse de Nemrod, Nurit, la fiancée d’Uri et Yael, la sœur d’Amiel – sans compter la femme arabe qu’Amiel a épousée sur place, Leïla. Sur cette trame vient peu à peu se greffer une seconde histoire, celle d’un autre soldat israélien, Yinon, qui partira en Syrie pour retrouver Amiel et venger son père tué lors d’un attentat.

Le premier message de la série, le plus évident, c’est qu’au retour de 17 années de captivité, il faut repartir de zéro. L’identité d’état-civil (le nom, la profession, la situation matrimoniale) n’a pas bougé, elle peut encore être proférée, mais « la vie réelle » (le « vécu » et la suite des événements) en est déconnectée. Cette identité insiste, parce qu’elle doit insister, c’est la loi sociale, mais elle n’a plus guère de sens. Or cette perte de sens ne diminue pas, au contraire, elle perdure. Le problème n’est pas que Nemrod et Uri aient perdu leur ancien moi, c’est bien pire : ils n’en trouvent aucun pour le remplacer. Pour Uri, cela se traduira par un cancer qu’il préférera ne pas soigner. Quant à Nemrod, il devra (re)demander la main de sa femme, dans l’espoir de redevenir quelqu’un. Mais son épouse elle-même l’avertit : rien ne prouve qu’il réussira. 

D’où vient ce vidage ? Quand a-t-il commencé ? On peut penser qu’il est lié à la captivité, la dépersonnalisation, l’humiliation, la violence, l’oubli, mais on peut aller plus loin dans l’analyse et remonter bien avant. Le soldat qui part faire son service militaire ne doit-il pas déjà renoncer à sa famille, sa vie personnelle, son confort, et même ses amours ? N’est-il pas devenu un simple instrument dans les mains de l’armée, au service de la Nation ? Et le garçon (ou la fille), l’adolescent, le jeune enfant même, n’est-il pas préparé depuis toujours à ce sacrifice ? Au fond, la situation du prisonnier de guerre n’est que le prolongement direct de celle du soldat. Bien sûr son isolement, sa souffrance et sa solitude sont beaucoup plus intenses, mais elles ne sont pas fondamentalement différentes. Un soldat captif est toujours un soldat. La perte de contenu que Nemrod ou Uri n’arrivent pas à guérir, c’est l’essence de la condition du soldat.

Il y a déjà du vidage dans la logique politique où l’ennemi, le citoyen de l’autre peuple ou de l’autre nation, se réduit à quelques clichés interchangeables, sans substance, sans humanité et même sans citoyenneté. Tout concourt dans la situation du prisonnier de guerre à intensifier cette dépossession, jusqu’au point étrange où le bourreau héritera de ce qui reste d’humanité (le syndrome de Stockholm). Tout peut alors s’inverser, comme on le voit dans le film avec le personnage d’Amiel, qui choisit de revenir dans son pays d’origine, mais sans plus savoir qui il est.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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