Dahomey (Mati Diop, 2024)

Il faut, pour construire un récit national, faire parler les traces – qui heureusement résistent, gardent leurs secrets

Le film de Mati Diop se présente comme un reportage, mais par sa construction, son élaboration, c’est plutôt un essai, un film-essai. La réalisatrice emploie le mot restitution pour nommer l’acte accompli à un moment donné par l’État français, et aussi l’acte accompli par son film. L’État restitue au Bénin 26 « trésors royaux d’Abomey »1, et parallèlement, en plus, le film tend à restituer autre chose qu’il invente au fur et à mesure. Pour approcher cette autre chose, énigmatique, il offre aux objets une voix, il laisse parler les étudiants, il donne à voir le passage des édiles locales et des chefs de tribus qui r·appellent le passé par leurs costumes et leurs gestes. Très peu d’explications sont données dans le film sur le titre, « Dahomey », comme si la question proprement historique devait rester hors champ2, ou comme s’il fallait récuser la notion même de documentaire. Cela conduit à s’interroger sur l’acte du film. De quoi s’agit-il ? Les objets restitués ne sont considérés ni comme des œuvres d’art, ni comme des objets de culte, ni comme des documents historiques, mais comme des traces. Une trace est difficilement lisible, elle ne dit rien, il faut la faire parler ou parler à sa place. Celui qui s’en charge, qu’il soit historien, étudiant ou cinéaste, n’est pas neutre, il est engagé, il est responsable des déclarations qu’il attribue aux objets. Mati Diop assume cette responsabilité, en la partageant avec d’autres.

En tant qu’afro-descendante, Mati Diop a le sentiment qu’il est de son devoir de revenir à l’Afrique. Revenir, comme ces 26 objets qui ont été effectivement préparés le 10 novembre 2021 pour être rendus à un pays qui a renoncé au nom de Dahomey le 30 novembre 1975, pour prendre le nom d’un royaume qui a existé du XIIème au XIXème siècle en partie au Bénin mais surtout sur le territoire actuel du Nigéria3. Dans ces questions d’appartenance géographique, la question des territoires est fluctuante et complexe. Mati Diop est née en 1982 à Paris d’une père sénégalais4 et d’une mère française – ce qui ne l’empêche pas de se considérer comme Africaine5. Quant aux différents royaumes, leurs limites, leurs cultures et leurs langues ne correspondent que d’assez loin aux frontières et aux aires culturelles actuelles. La langue parlée est celle qui est utilisée par les Béninois d’aujourd’hui, le fon6. À la restitution des œuvres s’ajoute une restitution des appartenances culturelles, qui dans une large mesure est aussi une institution, une création. La notion de retour qui donne l’impression qu’on revient aux origines correspond plus au vécu des intervenants qu’à un parcours en boucle qui retournerait au point de départ. À juste titre, Mati Diop la rapproche d’autres notions comme restitutionrevenanceréparation; s’il y a aspiration à la souveraineté de la part des Béninois, elle est indissociable d’une hétérogénéité.

Le film a été tourné sur plusieurs lieux : le Quai Branly pour le départ, le parcours des œuvres à travers la ville de Cotonou7, l’espace d’exposition du palais présidentiel de la Marina pour l’installation des œuvres et la visite des Béninois (en plusieurs temps), un amphithéâtre de l’université d’Abomey Calavi pour le débat entre étudiants (en deux temps). Le texte a été écrit en collaboration avec l’écrivain haïtien Makenzy Orcel8, puis affecté aux statues devenues des personnages ayant une voix intérieure9, une vision, capables de parler, de ne pas parler, de dissimuler leurs opinions ou d’avoir des secrets. Les étudiants et enseignants participant au débat ont été choisis à la suite d’un casting, en respectant leur diversité et leur variété d’opinions. L’ensemble est un complexe travail d’écriture, de montage, où la fiction côtoie le reportage, suffisamment efficace et impressionnant pour avoir obtenu l’Ours d’Or 2024 à Berlin.

Toute nation moderne a besoin d’un récit national, une construction littéraire suffisamment crédible pour produire des effets de croyance, d’identification qui peuvent aller jusqu’au nationalisme. Sans doute un film comme celui-là contribue-t-il à cette création – quoique sous une forme encore provisoire, fluctuante, susceptible d’adaptation et de changement. Avoir choisi comme titre « Dahomey » contribue à ce travail, dont la plus grande partie reste à faire par la jeunesse béninoise appuyée sur les autorités de l’État, qui réclament, à juste titre, la restitution des « trésors royaux ». Les vieilles nations font parler leurs propres « figures fondatrices » depuis longtemps. Mati Diop parle de « rendre la parole » à ces figures légendaires, tout en la fabriquant de toutes pièces. C’est son devoir, pense-t-elle, et elle a raison. Les peuples ont besoin de ces récits pour s’imaginer, s’inventer, se fabriquer un avenir. À ce devoir, la réalisatrice en a ajouté un autre : ouvrir, par une parole aussi poétique que possible, le champ de la pensée. Comment éviter la pétrification de la parole légendaire dans un discours post-colonial qui ne ferait que fabriquer d’autres légendes ? Comment donner la parole à des étudiants non sélectionnés, à l’abri de la censure ? Comment faire participer le peuple béninois, dans ses profondeurs (profondeurs sociales mais aussi imaginaires, inconscientes), à ces débats ? Comment rendre compatible le retour des 7000 œuvres qui se retrouvent encore enfermées dans les musées français avec la créolisation générale du monde, sa déterritorialisation, la perte de l’ancrage géographique des cultures ? Il faut, comme y incite le film d’Alice Diop, respecter le secret des œuvres, leur intériorité, leur indétermination, leur complexité, leur étrangeté… Les œuvres ne parlent pas la langue courante. Quel que soit le lieu où elles se trouvent, elles exigent que leur part de clandestinité soit préservée. 

  1. Ce sont des asens (autels portatifs), des trônes d’apparat et des statues de rois-animaux. ↩︎
  2. On trouve ces explications dans le dossier de presse : « Le royaume du DAHOMEY (Danxomé en langue fon) est un ancien royaume africain situé dans le sud de l’actuelle République du Bénin. Il a été fondé au 17ème siècle par le roi Houegbadja. Sous son règne et celui de sa descendance – une même dynastie pour trois siècles de pouvoir – le royaume a été une puissance régionale considérable, dotée d’une économie locale très structurée, d’un commerce transatlantique prospère, une administration centralisée, d’un système d’impôts et d’une armée puissante composée notamment des célèbres Amazones (Agodjié). En 1892, sous le règne du roi Béhanzin, le colonel Dodds envahit Abomey, la capitale du royaume, et en 1895, le Dahomey intègre l’empire colonial français. Lors de son accession à l’indépendance le 1er août 1960, le pays prend le nom du royaume et devient la République du Dahomey. ABOMEY était « la capitale », ou plus précisément le siège du royaume du Dahomey. La dynastie des Houegbadja qui s’y est succédée du 17ème au 19ème siècle en a fait une véritable cité-état. » ↩︎
  3. Wikipedia (extraits) : Benin est la prononciation portugaise du mot itsekiri Ubinu, qui signifie « capitale, siège de la royauté » et désignait la capitale Benin City. Le nom Ubinu vient lui-même du mot yoruba oba, qui signifie « gouverneur », et qui désigne chez les Yorubas un personnage sacré. L’hégémonie de la ville de Bénin habitée par les Édos sur les trente trois autres chefferies de la même famille de langue a incité les explorateurs portugais à désigner l’ensemble de la région du nom de Bénin. Cependant cette hégémonie n’a pas été permanente. Le nom de Bénin a été conféré par la République du Nigéria en 1967 à ce qui a été renommé le 17 mars 1976 État de Bendel, contraction de Benin et Delta, puis scindé le 27 août 1991 en État d’Edo et État du Delta. Le royaume a duré du XIIe siècle à son invasion par l’Empire britannique en 1897. Son territoire correspond au sud-ouest de l’actuel Nigeria. Sur une carte hollandaise de 1705 le pays noté « Grand Bénin » correspond à la partie du Nigeria située au sud-ouest du fleuve Niger, du Bénin actuel et d’une partie du Togo. ↩︎
  4. Il s’agit du musicien Wasis Diop, frère du cinéaste Djibril Diop Mambety (1945-1998). Les premiers courts-métrages de Mati Diop, ainsi que son long-métrage Atlantique, ont été tournés à Dakar. ↩︎
  5. Sa maison de production Fanta Sy est basée à Dakar, et elle n’était jamais allée à Cotonou avant le tournage. ↩︎
  6. Pour les statues, c’est le fon ancien qui a été utilisé. ↩︎
  7. Il semble que la régime du président Talon ait rémunéré certaines personnes pour qu’elles assistent à ce parcours, ce qui relativise l’intérêt du peuple pour le retour des œuvres. ↩︎
  8. Mari Diop fait elle-même remarquer que : « La quasi-totalité des Haïtiens sont descendants d’esclaves noirs majoritairement déportés (au début du 18ème siècle) du golfe du Bénin et de l’Afrique de l’Ouest (Sénégal y compris). À partir du milieu du 18ème siècle, les populations afrcaines déportée sont majoritairement venues du Congo et au total avant la révolution haïtienne, elles furent majoritairement originaires d’Afrique centrale ». Le plus marquant dans cette description est encore l’hétérogénéité. ↩︎
  9. Il est significatif que cette voix ait été conçue comme synthétique, c’est-à-dire marquée elle-même par l’hétérogénéité des sources. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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