Anomalisa (Charlie Kaufman et Duke Johnson, 2015)

Il n’y a dans le monde que des marionnettes identiques à la voix identique, sauf dans un moment d’exception, unique, déstabilisant, irrépétable

Le film commence par un bruit de voix, des bavardages dans l’obscurité, des rires, des conversations, sans qu’on puisse deviner de qui et de quoi il s’agit. De cette obscurité surgissent des nuages, une éclaircie, de la musique. Deux hommes dont on devine qu’ils sont les pilotes d’un avion en voient un autre dont le trajet est parallèle au leur. Ils évoquent le Kojak de la télévision et aussi un nom de sept lettres dont la quatrième serait un V. Font-ils des mots croisés ? Ce pourrait être le début de n’importe quel film, une introduction quelconque, interchangeable, un commencement qui pourrait valoir pour toute autre histoire.

Dans l’avion qui commence sa descente, un personnage masculin apparaît. Il sort une boîte de sa poche et avale un cachet. Du fin raccord qui passe au niveau des yeux , on peut déduire que le personnage n’est pas joué par un acteur en chair et en os, c’est une marionnette. Michael Stone est le héros triste de cette histoire. Il ouvre une lettre datée du 12 novembre 1995 dans laquelle une femme lui reproche sa fuite. On voit son image ou plutôt son fantôme qui le méprise, l’engueule, l’injurie. Fuck you, just fuck youMalgré toutes les promesses, dit-elle, tu m’as abandonnée. Il relit la lettre, la remet dans sa poche. L’avion atterrit à Cincinnati (Ohio). Le voisin de Michael lui adresse la parole, mais il n’a pas envie d’être dérangé, il répond sèchement. Ce voisin qui lui a pris la main en le prenant pour son épouse a exactement la même voix que l’auteure de la lettre, comme s’il n’y avait aucune différence entre eux, pas même sexuelle. Il ne s’aperçoit pas que Michael, qu’il a brièvement confondu avec sa femme, a une autre voix. 

Pour éviter le bruit de la foule dans la traversée de l’aéroport, Michael enfonce dans ses oreilles les écouteurs de son ipod – il choisit une musique d’opéra qui lui arrive, elle aussi, étrangement impersonnelle et asexuée. Il sort de l’aéroport et indique au chauffeur de taxi : Je dois aller au Fregoli. Le chauffeur a reconnu son accent anglais. Vous habitez à « Sin-Sin City » ? demande-t-il. « Non, Los Angeles » répond Michael. Michael ne peut pas cacher qu’il est un expatrié, un étranger. Le chauffeur vante le zoo , et aussi le chili de la ville. Michael répond qu’il ne reste qu’une journée sur place. Il demande s’il y a un magasin de jouets dans le coin et arrive à l’hôtel. Le groom essaie d’engager la conversation. Comme le chauffeur de taxi, le groom est une marionnette. Il n’y a que des marionnettes dans le film, que des clones, une seule voix pour presque tous les personnages : la voix masculine de l’homme blanc. Presque tous les personnages (hommes, femmes et enfants) ont la même voix, et presque tous ont à peu près les mêmes conversations – aussi creuses et banales les unes que les autres.

Michael commande un repas, téléphone chez lui. Son fils (Henry) réclame un jouet, sa femme (Donna) lui demande comment il va et semble lui reprocher son départ. Il jette un coup d’œil par la fenêtre et voit un homme se masturber en regardant un film porno. L’homme se tourne vers lui mais c’est Michael qui détourne le regard comme s’il se sentait lui-même coupable – comme s’il avait, lui, à porter le poids de cette faute. Mais cette sensation dure peu, il passe à autre chose. Il commence à relire le discours qu’il doit prononcer le lendemain au sujet du bon fonctionnement du service client dans une entreprise en contact avec le public. Il ne peut pas se concentrer, jette son papier après avoir jeté son téléphone. Il sort dans le couloir, un couple se dispute. Fuck you, fuck you ! répètent-ils. Ces mots lui rappellent la lettre qu’il a lue dans l’avion. Il cherche dans l’annuaire téléphonique une certaine Bella Amarossi. Comment s’adresser à elle ? se demande-t-il en fumant sa cigarette. Ils ne se sont pas vus depuis dix ans . Il se décide enfin à composer le numéro. Elle semble émue, elle tremble au téléphone. Il lui annonce qu’il est marié, a un enfant, mais elle, elle n’en a pas. Tu m’as manqué dit-il. Je suis désolé, je pense souvent à toi. Un nouvel accès de culpabilité accable Michael. Il voudrait s’excuser, mais il est incapable de le faire avec les bons mots. Elle n’est pas convaincue, lui en veut de ne pas avoir répondu à ses lettres. Il est mal à l’aise, désorienté, ne sait pas comment expliquer son initiative. « Je m’ennuie » dit-il, « tout est ennuyeux ». Elle finit par accepter de le rencontrer. Il raccroche le téléphone, allume la télévision, voit un film qui montre encore une fois la dispute d’un couple. Il n’y a que des marionnettes. Il descend à la cafétéria, reconnaît difficilement Bella, la serre dans ses bras quand elle arrive. Ils commandent un martini. Elle est inquiète de son apparence, il la rassure. Elle est nerveuse, angoissée. « Pourquoi es-tu parti, Michael ? – Je ne sais pas, je ne peux pas expliquer ». Ils boivent. « Tu m’as manqué. – À moi aussi. – Essaie d’expliquer. – Euh… C’est difficile à expliquer. Je fuis depuis longtemps. – C’était spécial entre nous, en tous cas c’est ce que je pensais. – D’accord, mais les choses ont changé… – J’étais tellement en colère contre toi, tellement blessée. Tu te rends compte que je ne suis pas sortie du lit pendant un an ? – Jésus. Je suis désolé ». C’est elle qui est malheureuse, c’est elle qui a payé pour sa faute.

Il boit, puis se lance dans un discours assez confus. « Est-ce que quelque chose a changé pendant qu’on était ensemble ? Est-ce que tu as changé ? Est-ce que je t’ai changé ? Est-ce qu’un changement est arrivé ? » Il lui propose de monter dans sa chambre, elle refuse, se met en colère : « Est-ce que c’est pour baiser que tu m’as appelée ? Tu plaisantes. Tu me fais flipper ». Elle accompagne son départ d’un dernier juron : fuck you Michael, fuck off. Michael prétend ne rien pouvoir expliquer, mais il met le doigt sur ce qui l’a fait partir, fuir : il n’y avait pas de changement, ça ne bougeait pas. La relation lui semblait figée, immobile, comme aujourd’hui avec son épouse. Il était dans la répétition, enfermé dans une reproduction à l’identique. Ce qu’il y avait de spécial dans leur couple, selon Bella, il ne le sentait pas, ne le sentait plus. Il n’y avait plus rien de spécial. C’est le thème du film, la souffrance de Michael : qu’il n’y ait pas de déplacement, de mise en mouvement, qu’il n’y ait rien d’unique, rien d’exceptionnel. Que ce soit toujours le même film. Et cette souffrance, pour Bella, est un scandale. Elle ne peut pas la comprendre. C’est le contraire qui la fait souffrir : que quelque chose qui marche bien s’arrête. 

Michael avance solitairement dans la rue, suivi par le fantôme de Bella. Il entre dans une sex-shop et demande un jouet pour son fils. Il se rend compte qu’il s’est trompé de magasin, mais achète quand même une poupée animée japonaise. Il revient prendre une douche à l’hôtel mais ne réussit pas à régler la température de l’eau. Fuck, fuck you ! hurle-t-il. Confronté à un problème qu’il ne contrôle pas, il réitère l’injure de Bella à son égard. Dire ce mot, fuck, c’est se laisser aller encore plus à la banalité quotidienne, c’est renoncer à toute singularité . Dire fuck you, c’est rejeter sur l’autre la responsabilité de ses échecs, de son désarroi. Il se lave, chantonne, s’essuie, se regarde dans la glace. Il voudrait mettre une crème sur son visage, mais alors un phénomène étrange se produit. Ses yeux s’agitent, ses dents claquent, comme si le mécanisme intérieur de la marionnette se déréglait. Il se regarde de plus près dans la glace, commence à détacher son masque. Michael voulait un changement, que quelque chose arrive, et c’est son propre corps qui est affecté, son visage qui se défait, se délite.

C’est alors qu’il entend une voix féminine parler dans le couloir. Il aura fallu cette perte d’unité face au miroir pour que son oreille se débouche, se désobstrue. Elle aura dit : En tous cas j’ai hâte de te voir à mon retour. Que dire de jeudi ? Puis : Oh my God, is he cute ? (Oh mon Dieu, qu’est-ce qu’il est mignon !). Il n’y a rien de sensé pour lui dans ce qu’elle dit, rien d’intelligible, il n’y a qu’un timbre, une tonalité : c’est une voix de femme, UNE VOIX DIFFÉRENTE DE TOUTES CELLES QU’IL A ENTENDUES (y compris Bella, y compris son épouse). « Jésus, quelqu’un d’autre ! » dit-il. Il attendait désespérément quelqu’un d’autre, il a fallu cette voix étrangement familière pour qu’il ait l’espoir d’en finir avec l’attente. Au juron habituel (fuck), se sont substituées d’autres exclamations : Oh my God ! (la voix féminine), puis son involontaire Jesus ! pour qu’il entende une autre promesse, une invitation à laquelle il ne pouvait pas résister.

Michael s’habille en vitesse, fait une chute en enfilant son pantalon, se précipite dehors, frappe à toutes les portes du couloir jusqu’à tomber enfin sur deux femmes, des admiratrices venues à Cincinnati écouter son discours. Toutes deux ont lu son livre, How May I Help You Help Them ? 5 Ways to Improve Customer Service, elles ont pu constater les effets favorables des conseils prodigués par le conférencier sur la productivité de leur service d’après-vente. L’une s’appelle Lisa, il peut vérifier que c’est elle, la seule, qui a une autre voix, une voix de femme. Oh my God répète-t-elle. Il manque à l’autre femme, Emily, sans doute plus jolie, cette autre voix. Lisa parle beaucoup, Emily lui dit « Tais-toi », et Michael de répondre : Non, ne te tais pas, Lisa. Tu as une voix miraculeuse. Qu’est-ce qu’une voix miraculeuse ? Michael est stupéfait, car la voix qu’il entend ne ressemble pas à celle d’une marionnette. C’est une voix qui peut l’émouvoir, le bouleverser, une voix présente, charnelle. Il se pourrait que ce soit la voix du salut, la voix qui sauve, qui le sauvera de son ennui, de sa vacuité. La voix de Bella n’avait plus rien de singulier, c’était la voix de tout le monde, et voici que se manifeste la voix de l’autre. Il n’est plus seul, il y a de la différenciation. Il a entendu cette femme, et son visage vient confirmer son intuition, il lui apparaît comme différent des autres. La voix miraculeuse, c’est la plus proche qui vient du plus loin, la plus intérieure, dans une intériorité si intérieure qu’on se demande ce qui arrive, quand par extraordinaire elle se manifeste. Oh God ! répète Lisa. 

Le Oh God de Lisa est le contrepoint, la réverbération du Jesus de Michael. Ce sont des appels, des interpellations qui vont au-delà du monde des marionnettes1. Michael invite les deux femmes au bar (la même table que Bella). Lisa chante : How I long to be near… Michael est ému. Ils parlent d’un instrument qu’on appelle en français la guimbarde , et en anglais Jew’s harp. Ils ressortent du bar assez excités, passablement saouls. Lisa a l’impression de trop parler, de dire n’importe quoi. Elle s’adresse à elle-même : Tais-toi Lisa. Emily cherche à séduire Michael, mais c’est Lisa que Michael décide d’inviter dans sa chambre. D’habitude tout le monde préfère la séduisante Emily, mais ce jour-là, c’est le jour de l’exception. 

Ce film, c’est le film de l’exception. Lisa se décide à suivre Michael dans le couloir. Elle glisse, elle chute. Oh, Jesus ! dit Michael. « Ça m’arrive tout le temps » dit Lisa. La chute lui arrive tout le temps, mais elle est aussi la marque de l’exception. Dans la chambre, Michael explique : Emily est très bien, mais j’ai ressenti quelque chose de spécial pour toi. Lisa n’en revient pas. « Les gens n’aiment pas trop me regarder, parce que tu sais… ». « Si je travaille au téléphone, c’est parce qu’on ne m’a jamais recrutée pour le contact direct avec le public ». Michael observe la cicatrice au coin de son œil, qu’elle cache avec sa chevelure. « Comment c’est arrivé ? » Elle ne répond pas. Il faut que la cicatrice reste mystérieuse. Quand Michael a entendu Lisa parler sans la voir, depuis sa chambre, il ignorait la cicatrice – mais sans doute devinait-il la blessure dans la voix. Je voudrais t’embrasser là dit-il, et elle répond : Oh my God, no. Elle fait mine de s’en aller, il s’excuse2. Elle se demande qui il est, le trouve pervers. « Je voudrais juste comprendre pourquoi tu veux m’embrasser là ». « Parce que je t’aime (I like you) ». « Je ne suis pas intelligente comme Emily, et en plus je suis laide. Il y avait beaucoup de mots dans ton livre que je ne connaissais pas. Il me fallait un dictionnaire, et je n’ai pas tout compris. » « Je crois que tu es extraordinaire » lui dit-il. « Pourquoi ? – Je ne sais pas, pas encore, mais il est évident pour moi que tu l’es ». Elle dit qu’elle n’a jamais rien fait de spécial. « Your voice is like magic » dit-il. Lisa est absolument banale, mais pour Michael elle est une exception. C’est ce qui nous arrive à tous. Nous n’avons rien de spécial, nous ne rencontrons personne de spécial, mais dès lors que nous sommes là, ce qui arrive est exceptionnel. L’exception peut être transitoire, illusoire, trompeuse, mais c’est ainsi, il y a de l’exception.

La voix de Lisa produit sur Michael un effet qu’on pourrait qualifier de magique, mais ce n’est pas ce qu’il en dit, il ne dit pas qu’elle est magique, il dit qu’elle est « comme » de la magie (like magic). Dire qu’elle est « comme » de la magie, c’est dire qu’elle a de l’effet, mais ce n’est pas dire que cet effet est véritablement magique. Pour employer un autre langage, on dirait que sa voix est performative, non pas par son contenu, par les significations qu’elle porte, mais par sa simple existence. C’est un phénomène peu étudié par les linguistes : des voix qui, par essence, agissent sur nous. On peut dire que ces voix sont exceptionnelles, mais elles ne le sont qu’au second degré. Il y a les voix autoritaires, les voix douces, les voix séduisantes, etc. Chacune peut produire un effet déterminé. La voix de Lisa n’est rien de tout cela, elle est indéterminée, et pourtant elle a aussi de l’effet. « Vraiment ? » dit-elle. « Au téléphone, depuis des années, j’ai toujours cherché à avoir une voix plaisante, professionnelle ». « Ça marche » répond-il, puis, sans transition, Est-ce que tu chantes ? « Non, mon Dieu, tu es bizarre (…) Je chante comme tout le monde, j’adore Cyndi Lauper à cause de sa voix et du fait qu’elle se moque de ce que les gens pensent d’elle ». Il lui demande de chanter, juste pour lui, pour le rendre heureux. Elle refuse, puis se décide. Girls, just want to have fun , Just wanna, they just wanna. Il trouve la chanson belle, il pleure. Ses pleurs sont une imploration. Il aimerait tant que cette femme corresponde à celle qui est déjà inscrite dans sa mémoire. Ce n’est pas la présence de Lisa qui le fait pleurer, ni sa chanson, c’est le souvenir et l’espoir de cette conjonction . 

Elle cite la chanson : Je voudrais être celle qui marche au soleil. « C’est une phrase qui décrit si parfaitement ce que je voudrais être. Tu es si sensible » lui dit-elle. « C’est ta voix. Continue à parler, dis-moi tout ». « Est-ce que tu te moques de moi ? » « Non », et il l’embrasse en un lieu proche de la cicatrice. « Oh God, Oh my God » dit-elle. « Merci ». Il l’embrasse sur la bouche, ils se couchent sur le lit. Elle raconte sa journée, chante la même chanson en italien : Le Ragazze Vogliono Meglio. « Continue à parler » lui dit-il. Elle se confie, tandis que lui écoute, il ne confie rien. Il demande, et elle répond. Il sollicite, elle obéit. Tandis qu’elle parle de ce qu’elle aime, il commence, lentement, à la caresser, la déshabiller. « Les Brésiliens chantent en portugais », dit-elle, « c’est une anomalie, n’est-ce pas ? J’ai appris ce mot dans ton livre. J’aime ce mot, la façon dont il sonne et ce qu’il signifie. » I feel like an anomaly, dit-elle. « Avant que je connaisse le mot, je trouvais que la différence était une mauvaise chose, mais maintenant, parfois, d’une certaine façon, ça me plait ». « Anomalisa » dit-il. « Oh, I love that ! ». C’est elle qui a retenu le mot « anomalie ». Elle s’est baptisée elle-même, avant que Michael ne prenne acte de cette dénomination par un mot-valise. Son nom est le titre du film : elle est un film. Ce qui est unique dans Anomalisa, ce n’est pas le fait que cette personne banale, absolument quelconque, paraisse soudainement à Michael si extraordinaire, c’est le fait que le film ne ressemble à rien de connu, qu’il soit aussi merveilleusement anormal, unique. Le nom-titre est un privatif, a-Nomalisa, il prive de quelque chose qui est l’anagramme de Mona Lisa, cette figure unique et en même temps archi-banalisée, cette image distribuée à des millions d’exemplaires. À ce moment précis, Lisa est aussi unique, aussi mystérieuse que Mona Lisa . 

« Tu vas toujours m’appeler comme ça ou seulement maintenant ? Si c’est seulement maintenant c’est déjà bien, c’est déjà une anomalie ». Anomalisa n’est pas seulement le nom d’une fille, d’un film, c’est aussi le nom d’une situation, la situation présente, vécue comme hors-norme, anormale. Il l’embrasse, déboutonne son chemisier, la chatouille sans le vouloir, s’excuse, retire sa veste. Il ne peuvent pas faire l’amour naturellement, il faut qu’ils en créent les conditions qui ne sont évidentes pour aucun d’entre eux. Un film est un rêve dont il faut bien se réveiller un jour. Il y a dans Anomalisa une dimension hyperréaliste, un souci des détails – par exemple Michael qui soulève d’un coup de pied la lunette des toilettes, ou Lisa qui se cogne maladroitement la nuque sur la tête de lit – qui montre que plus c’est réel, plus c’est artificiel, et plus c’est artificiel, plus c’est vrai3. Michael lui demande de parler pendant l’amour, de faire certains bruits, de gémir. Il reste le donneur d’ordre. Dans ce film anti-féministe, elle semble ravie de faire tout ce qu’il veut.

Ils se parlent, s’ajustent, s’excusent, s’interrogent mutuellement – et agissent de manière assez classique : cunnilingus (mais pas de fellation), coït dans la position du missionnaire, orgasme simultané, et juste ce qu’il faut comme plainte et gémissement4. « C’était vraiment très bien » dit Lisa. On n’est plus dans l’exception. L’embarras, la timidité, la gêne, la maladresse, on voudrait que ce soit la dimension la plus humaine de ces marionnettes – comme s’il ne pouvait pas y avoir de l’embarras ou de la gêne en-dehors de l’humain.

Après l’amour, elle se couvre, il fume. Il dit qu’il ne veut pas la perdre, qu’il ne cesse de perdre les gens. Ils éteignent la lumière, ils dorment. Le lendemain matin, Lawrence Gill, le directeur de l’hôtel, réveille Michael, il demande qu’il vienne le voir. Son bureau est si grand qu’il faut un véhicule pour arriver. Lawrence lui déclare son amour, Michael s’enfuit à toutes jambes. Toutes les employées veulent faire l’amour avec lui, toutes, elles sont toutes jalouses de Lisa. En courant, il perd son masque (on voit, dessous, la mécanique). Il va chercher Lisa pour qu’ils s’enfuient immédiatement. Ils sont les seuls à être différents, ils doivent se protéger l’un l’autre. Ce n’était qu’un cauchemar, Michael se réveille pour de vrai près de Lisa. Ils commandent des œufs brouillés, prennent leur petit déjeuner ensemble. Michael annonce, la bouche pleine, qu’il va quitter sa femme pour elle, si elle est d’accord. Cette bouche pleine, c’est le premier déraillement, le commencement du retour vers le quotidien, la sortie de l’exception. Ce n’est pas un déraillement de Lisa, mais de Michael. Michael commence à oublier la blessure, il ne voit que le quotidien.

Ils s’embrassent une dernière fois, la dernière fois avant la rechute de Michael, qui passe par les bouches. Premier incident : tous deux parlent la bouche pleine, leurs voix s’y empêtrent, elles s’embrouillent. Deuxième incident : la fourchette de Lisa heurte ses dents, il lui demande de cesser. Troisième incident : de la nourriture sort de sa bouche quand elle parle. À sa demande, elle accepte de quitter l’Ohio et de s’installer à Los Angeles. Quatrième incident : elle lui propose d’aller visiter le zoo, avec les mêmes mots et dans les mêmes termes que le chauffeur de taxi du début. Alors, dans l’oreille de Michael, la voix de Lisa commence à se transformer : elle devient plus courante, plus grave, c’est la voix de tout le monde, la voix de n’importe qui. Pour Michael, le moment singulier, le moment unique qui l’avait bouleversé, s’est effacé. Il se sera effacé comme il est advenu : par lui-même. Il l’aura souverainement fait partir, comme il l’a souverainement fait advenir.

Lisa se rend compte immédiatement que quelque chose a changé en lui. Tout ce qu’il arrive à dire, c’est qu’il a mal à son estomac. « J’ai fait quelque chose de mal ? » demande Lisa. Elle se sent coupable de ce qui arrive en lui : la perte d’une voix extraordinaire, miraculeuse, magique, qu’il avait inventée. « Je suis anxieuse » dit Lisa d’une voix complètement banalisée. « Je sens quelque chose. Comme si tu jouais un jeu différent ». Il nie, mais ne sait pas mentir. Il ne pense déjà plus à Lisa, mais au discours qu’il doit faire dans la journée. Il sait déjà qu’il sera déstabilisé comme il l’avait été devant Bella. Il sait déjà qu’il n’y arrivera pas, qu’il sera incapable de jouer le jeu.

Devant une salle pleine, Michael lit le discours qu’il avait préparé, puis le voici qui dérape, qui improvise. Chaque personne à laquelle vous parlez a eu une enfance, chacune a un corps, chaque corps a ses souffrances. Qu’est-ce qu’être humain ? Qu’est-ce que souffrir ? Qu’est-ce qu’être vivant ? Je ne sais pas. Il se répète, essaie de retrouver où il en est dans son texte, mais n’arrive à prononcer que quelques mots. Je suis perdu. J’ai perdu mon amour. Si je vous tournais le dos, sauriez-vous si je vous souris ou non ? Il faut que vous le sachiez… Celle que j’aimais, elle est dans un navire qui dérive vers la mer et je n’ai personne à qui parler. Il se rend compte qu’il parle de lui-même, s’excuse. Je voudrais pleurer mais je n’y arrive pas. Est-ce le Zoloft, Dr Horowitz ? On voit sa bouche en gros plan. Mes larmes n’arrivent pas à venir, il me faut des larmes pour échapper à ce cauchemar. Il se retourne, se lance dans un discours politique sur la manipulation. Toutes les nuits, je sue dans mon oreiller, il y a quelque chose qui ne va pas avec moi. (…) Nous oublions que notre temps est limité. La mort vient, comme si nous n’avions jamais existé.

Il s’est tout de même passé quelque chose. Michael ne peut plus continuer comme avant. Il est, comme nous, forcé d’arrêter, de trouver autre chose.

Après cette confession involontaire, Michael prend l’avion du retour. À la maison, son fils se précipite vers lui réclamant son cadeau, sa femme a organisé une fête en son honneur. Il ne reconnaît pas les invités, se demande qui sont ces gens. C’est du sperme qui sort du jouet offert à Henry, et Donna s’en rend compte. Elle est stupéfaite, et le gamin déçu. « Michael, est-ce que tu te rends compte que, moi et Henry, nous t’aimons ?» demande Donna. Tout le monde l’aime, mais il n’est pas concerné par cet amour. Il pose une autre question : Qui es-tu, Donna ? Qui es-tu réellement ? Elle répond : « Oh, for fuck’s sake ! Je ne sais pas qui je suis. Et qui es-tu ? Qui est n’importe qui ? Qui pourrait répondre à cette question ? Je ne veux pas que tu partes ». Michael pose le genre de question qui fait de lui un asocial. « Tu vas partir ? » demande Henry. « Bien sûr que non, où irais-je ? » Il faut qu’il parte, il doit partir, encore partir. Il ne sait pas où aller, mais il sait qu’il doit partir. 

Tandis que la poupée érotique chante une comptine enfantine japonaise, Michael s’assied, tout seul, sur une marche de l’escalier. Le film se termine par la figure de Lisa, qui écrit une lettre dans la voiture du retour. « Cher Michael, je suis désolé que tu t’en ailles, mais je comprends, ou plutôt je ne comprends pas mais j’accepte. J’ai été tellement heureuse de ce temps passé ensemble. Je ne crois pas avoir jamais senti l’amour comme cela. On se rencontrera peut-être un jour à nouveau dans des circonstances meilleures. Love, Lisa “Anomalisa“ Hesselman. P.S. J’ai regardé “Anomarisa“ dans mon dictionnaire japonais-anglais, et le résultat, c’est que ça veut dire “Déesse du ciel“. Ce n’est pas que je pense à moi dans ces termes, bien sûr, mais c’est juste intéressant ». Pour Lisa, le moment singulier, le moment qui l’a bouleversée, est ineffaçable. Ce n’est pas d’elle-même qu’il est venu, mais de l’autre. 

Pendant le générique, on entend la chanson None Of Them Are You, écrite par Charlie Kaufman, qui reprend la thématique du film, mais ce n’est pas la fin. Le film se termine par le bavardage par lequel il avait commencé. C’est un film en boucle, dans lequel ce qui arrive est enclos. 

  1. Ils parlent de Dieu, de Jésus, mais il s’agit d’autre chose ↩︎
  2. Si tu aimes quelqu’un pour sa blessure, c’est que tu te sens coupable. ↩︎
  3. Ne nous leurrons pas. L’état d’exception est aussi exceptionnel pour nous que pour Michael. – Tu prends des risques. Par définition, un état d’exception est incontrôlable, il peut aussi faire très mal. ↩︎
  4. L’amour le plus conventionnel conduit au concept du bien le plus conventionnel. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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