Earwig (Lucile Hadžihalilović, 2022)

Dans un film-cauchemar, la petite fille se retire après avoir payé le prix des blessures, des cicatrices, des souffrances que les autres se sont infligées

Comme tel, l’inconscient n’est pas représentable. On peut toujours tenter de l’imaginer, on peut y faire allusion par forme, figure et montage, il résistera toujours. Mais qu’il ne puisse pas être représenté n’implique pas qu’il n’habite pas les films, au contraire, il peut les inspirer, les animer, les contaminer – et plus d’un critique a signalé le lien étroit entre cinéma et psychanalyse. Avec le film de Lucile Hadžihalilović1, il semble qu’on aille encore plus loin que la contamination. Ce que nous avons devant les yeux n’est pas l’inconscient (ce qui serait impossible), c’est comme l’inconscient2. Tout se passe comme si nous avions pénétré par une porte dérobée au lieu sensible où les refoulements se croisent. Bien entendu nous n’y comprenons rien ou quasiment (si nous comprenions, ce ne serait pas l’inconscient), nous devons faire avec quelques fragments, quelques traces. Il y a un conflit entre un homme (Albert Scellinc) et une femme (Céleste3) qui s’infligent mutuellement des blessures, et il y a une petite fille absolument solitaire, Mia, qui vaille que vaille continue à vivre (ou survivre), enfermée dans ces conflits, dépendant chaque jour du bon vouloir de cet Albert qui pourrait éventuellement être son père4 ou de forces inconnues. Chaque jour, il faut monter et descendre les mêmes marches, entrer et sortir des mêmes pièces sombres5, jouer avec les mêmes jouets – et en outre, en plus, sans explication ni justification, il faut que son gardien Albert lui remplace les dents sans lesquelles elle ne pourrait pas manger. Il lui pose des dents de glace6 faites de salive gelée, qui fondent dans la journée7. Le jour8 où, obéissant aux ordres du « maître », elle sortira de cette prison9, ce sera pour être abandonnée, laissée seule dans une sorte d’orphelinat. 

La vie d’Albert est entièrement organisée autour de Mia10 – sauf un étrange intérêt pour les objets en verre qui lui rappellent son passé11 (une mère, une épouse décédée) et quelques visites pour boire une bière au bar du coin. Il obéit à ce qu’il appelle son maître, dont on peut deviner ou imaginer qu’il n’est pas son supérieur hiérarchique, mais la figure de ses propres pulsions12. Entre la femme, plus céleste, et Albert qui s’occupe des tâches matérielles, il pourrait y avoir un contraste, mais rien n’est moins sûr. En tous cas le jour où Céleste, qui semble occuper la fonction de serveuse au bar où il se rend tous les jours, lui propose gentiment une boisson, il casse sa bouteille de bière et la blesse violemment au visage13. Après cela un homme mystérieux, Laurence14, qu’Albert semble connaître, soutient Céleste. Il l’accompagne à l’hôpital, annonce qu’il lui procurera les meilleurs soins. Mais le résultat est atroce : une profonde cicatrice, indélébile, sur sa joue. Laurence propose à Céleste de la ramener chez lui, mais en voyant Albert passer dans un train, Céleste le laisser tomber15

Le film se termine par le départ de Mia, avec son manteau rouge et sa petite valise. « On s’est bien occupé d’elle » dit Albert16 à l’homme en blouse blanche qui l’accueille. « Tout est comme il se doit » répond l’autre. « Tu ne dois pas avoir peur » dit-il à la petite fille en observant ses dents qui brillent comme du verre17. Dans la scène finale, Albert semble s’éloigner de l’orphelinat, mais soudain son chemin s’inverse18, il s’en rapproche. En face de lui se trouve Céleste, qu’il nomme : Marie, comme si ses souvenirs lui revenaient tout à coup. La vraie mère de Mia est-elle cette Marie ? Il sourit19 en s’approchant d’elle, mais elle lui déchire le visage d’un coup de couteau. Ils s’enlacent, comme un vieux couple qui ne peut plus se séparer. La vengeance de Céleste-Marie aura pris la forme d’un baiser-morsure quasi vampirique. Tandis que Mia est enfin en sécurité, la femme-mère-serveuse inflige à Albert20 une cicatrice analogue à celle qui l’a défigurée.

Ce film énigmatique, fascinant, nous donne l’impression de voyager dans l’inconscient d’une enfant. C’est sa grande réussite. Il est possible que rien de tout cela ne soit « réel »21, et que Mia se réveille le lendemain matin dans la plus banale des familles.

  1. Ce film est adapté d’un roman de Brian Cartling, Earwig, paru en 2019. Le film est éloigné du livre, il en est plus une « transmutation » (voire une trahison, comme la réalisatrice elle-même l’a suggéré) qu’une adaptation. ↩︎
  2. On peut aussi comparer ce film à un rêve – à moins que ce soit un cauchemar. ↩︎
  3. Selon une interprétation possible, Céleste pourrait occuper fantasmatiquement la place de la mère. ↩︎
  4. C’est une interprétation possible, mais pas la seule. À la fin du film, il nie être son père. « Je ne suis que son gardien » dit-il. La dame de l’accueil lui montre le certificat de naissance, et il répond : « C’est un mensonge » (ce qui ne l’empêche pas de signer). Il se pourrait que tout le film soit un mensonge – c’est-à-dire une signature de la vérité. ↩︎
  5. Les volets de la maison sont toujours fermés. ↩︎
  6. Le mot « glace » renvoie à ces dents faites à partir de la salive de Mia et à d’autres épisodes du film. On pourrait construire une interprétation générale autour de ce mot. ↩︎
  7. Le film ne donne aucun indice susceptible d’expliquer l’absence de dents naturelles dans la bouche de la petite fille. On peut imaginer que, malgré son âge (environ dix ans), elles n’ont jamais poussé ; on peut aussi s’éloigner du récit, interpréter ce phénomène comme, par exemple, un fantasme de castration. Toutes les possibilités sont ouvertes. En tout état de cause, elle n’a pas vraiment besoin de ses dents pour parler, car elle reste muette.  ↩︎
  8. Pour préparer ce jour, les forces inconnues se manifestent autrement, un représentant du maître lui pose de vraies dents, comme si la fonte des dents ne pouvait se manifester qu’en certains lieux. ↩︎
  9. À l’occasion d’une première sortie, voyant son image en miroir dans le lac, Mia se jette dans l’eau. Sa propre image c’est-à-dire son identité visuelle, est insupportable pour elle (comme un stade du miroir inversé). ↩︎
  10. Qu’il n’ait aucune autre occupation tend à prouver qu’Albert est le fantasme de Mia. ↩︎
  11. En touchant la bordure des verres en cristal, il produit une musique dans le style des Ondes Martenot. ↩︎
  12. Le maître annonce à Albert qu’il pourrait se passer de ses services (c’est-à-dire le déchoir de sa position paternelle). ↩︎
  13. Il se pourrait que le geste soit involontaire, mais ce n’est pas sûr. ↩︎
  14. L’homme commence par demander à Albert s’il ne s’est jamais demandé ce que ce serait d’être une autre personne.  ↩︎
  15. En jouant de la libre interprétation, on pourrait supposer que ce mystérieux homme, qui prétend vouloir son bien, est son psychanalyste. Un certain transfert s’exerce envers lui, jusqu’au moment où Céleste a l’occasion de retrouver le véritable Albert. ↩︎
  16. Contre toute évidence. ↩︎
  17. Avec le film, le cauchemar va vers sa fin. ↩︎
  18. Cela suggère que le film pourrait être une boucle. ↩︎
  19. Le seul sourire du film. ↩︎
  20. Qui pourrait être son ex-mari, ou le père de l’enfant qu’elle a eu avec lui. Si c’est le cas, dans le contenu du film, il n’y a aucun lien direct entre la mère et la fille.  ↩︎
  21. En réalité rien ne prouve que le « réel » soit plus réel que le cauchemar. ↩︎
Vues : 19

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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