Déserts (Faouzi Bensaïdi, 2023)

Quand, dans l’échange d’argent, rien n’est « normal », rien n’est impossible, pas même l’événement qui change les règles


C’est un film dans lequel tout tourne autour de l’argent, son échange, sa pénurie, sa dette. Hamid et Mehdi sont des escrocs qui gardent pour eux les rares remboursements des mauvais payeurs du sud marocain. S’ils ne le faisaient pas, ils ne pourraient pas vivre de leur salaire, alors ils n’hésitent pas : menaces, fraudes, mensonges, tout est bon. Ils agissent sans avoir le sentiment d’être des escrocs, car pour eux c’est comme ça que ça marche, c’est le fonctionnement « normal » de la société marocaine1. Il faut que l’argent circule, mais dans leur contexte de survie, dans un monde où tout le monde triche2, trompe et détourne, ils n’arrivent à récupérer que des objets disparates : un tapis, une chèvre, une camionnette, une porte3, qu’ils revendent aussitôt. L’argent se fait marchandise, la marchandise se fait argent, et le reliquat finit dans leur poche. Tout ça fait partie du quotidien, c’est la normalité anormale de tous les jours. À l’emprunteur qui affecte l’argent à un autre usage, ils peuvent dire que le remboursement est destiné à l’agence de Casablanca. Leurs victimes sont si pauvres qu’un peu plus de pauvreté ne change rien. Mensonge pour mensonge, c’est la règle du jeu. Quand eux-mêmes se font voler leur voiture, ils protestent à peine. Ils savent qu’une fois rentrés chez eux, ils perdront la maîtrise de l’argent. Dans cet univers où les gagnants, à peine visibles, ne se manifestent que comme les caricatures d’eux-mêmes, on ne rencontre que des perdants. L’argent disparaît aussi vite qu’il est arrivé. C’est un trou sans fond, un cycle monétaire où les paiements ne règlent rien, un monde d’absurdités où le burlesque semble naturel, le fantastique n’étonne personne, les cartes routières ne mènent nulle part, et où les escrocs à peine escrocs sont aussi des victimes : l’un abandonné par sa femme et sur le point de vendre sa fille, et l’autre, harcelé dans son enfance, sur le point de se marier sans amour. 

C’est là que commence un autre récit, un récit dans le récit, une histoire qu’ils vivent et qu’en même temps l’un d’eux raconte à l’autre. À l’intérieur de cette circulation délétère de l’argent, une mise en abyme fait obstacle, événement. Ça commence comme un acte gratuit, généreux : ils acceptent de rendre service à un homme rencontré par hasard. Certes ils sont payés pour cela, mais le geste n’entre pas dans leur rythme habituel. Ils doivent livrer à la police un condamné en fuite. Le condamné est une sorte de Robin des Bois qui récupère sa bien-aimée et, grâce aux nombreuses complicités du village, s’évade avec leur voiture4. Les comparses se retrouvent errants dans le désert, sans abri, où ils croisent un autre mouvement circulaire dans lequel ils se laissent, momentanément, entraîner : une cohorte de migrants qui tentent d’échapper à la misère marocaine, font le tour de la méditerranée et reviennent (eux aussi) à leur point de départ5. Hamid et Mehdi sont passés d’un cercle à un autre, d’un désert à un autre6. Par chance (pour eux, mais pas pour les autres errants), l’affaire prend un tour inattendu : l’évadé fait don aux escrocs d’une forte somme d’argent dérobée dans une banque de Casablanca, avant de mourir tué par le mari légitime de l’amoureuse. Leur voiture récupérée, les tas de billets dans la poche, les deux hommes prennent le chemin de la ville (un autre retour au point de départ). Muets et sidérés, ils semblent ne plus savoir où ils en sont.

Quel est le sens de l’énorme don d’argent consenti par le gentil bandit au profit des gentils escrocs qui l’ont libéré ? La mort annule les dettes, mais comme telle, elle ne résout rien. En offrant le magot aux deux paumés, le bandit met fin à un cycle. L’argent volé dans la ville qui symbolise la corruption, c’est le prix mystique de la vie7. S’il avait été rationnel au sens courant, économique du mot, l’Évadé aurait fui vers la mer, il se serait servi du magot pour s’expatrier et commencer une autre existence8. Ce n’est pas son choix. Il revient dans le bled de sa mère où son rival le retrouve facilement près d’un cours d’eau9, et l’élimine. Ce sacrifice qui semble avoir été anticipé fait événement, rupture dans le cours ordinaire de la vie. Grâce à lui, les escrocs, qui ne sont pas des escrocs, bénéficieront peut-être d’une liberté provisoire. Mais il ne faut pas se faire trop d’illusion : en se dirigeant vers le même endroit, sur la même route, avec la même voiture, habillés avec les mêmes costumes-cravate froissés, ils risquent de s’engager dans une autre aventure circulaire qui, dans le contexte actuel, et malgré la masse de billets qui remplit leurs poches, ne vaudra guère mieux.

  1. Une économie anéconomique. ↩︎
  2. Pas un bar sans alcool qui ne vende de la bière et de la vodka. ↩︎
  3. Appartenant à un petit marchand joué par le réalisateur lui-même. ↩︎
  4. C’est alors qu’il devient l’Évadé, sans autre nom – comme si, de tous les personnages du film, il était le seul à s’émanciper. ↩︎
  5. Ils veulent absolument franchir les frontières, mais les frontières s’éloignent à mesure qu’ils approchent. ↩︎
  6. D’où le pluriel du titre : Déserts. Il y a aussi d’une part le magnifique paysage aride du Sud marocain, parcouru en road-movie, et d’autre part la vacuité régnant dans la société. ↩︎
  7. Ce qui permet de situer le film dans un genre : le western métaphysique. ↩︎
  8. La place de la jeune femme dans cette histoire n’est pas claire ; dès le début, elle pleure. ↩︎
  9. En contraste avec le(s) désert(s). ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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