Los Delincuentes (Rodrigo Moreno, 2023)

Le vol d’argent n’annule ni la dette, ni l’économie; il faut pour cela des moments de gratuité qui ouvrent à la question de la liberté, sans la garantir

L’histoire est simple, même si, quand on y réfléchit, le film est plutôt compliqué. Employé dans une banque de Buenos Aires, un homme d’une quarantaine d’années dénommé Morán exerce la fonction de trésorier. Il met longtemps, dans sa solitude, pour mettre au point un braquage singulier : voler le double de la somme que la banque lui aurait payée s’il était resté jusqu’à la retraite1, et piéger son collègue Román (même âge, même profil) qui pourrait être soupçonné car il est sorti de la banque pour raisons médicales exactement le même jour. Il faut que Román garde l’argent pendant que Morán purge une peine de trois ans et demi de prison, après quoi tous deux seront entièrement libérés de l’obligation de travailler, et pourront profiter de la vie sans contrainte. La double ambiguïté sur laquelle le film repose apparaît d’emblée : 1/ Morán et Román sont indissociablement liés, bien que l’un ait volontairement choisi d’agir ainsi, tandis que l’autre ne fait que subir des événements qui lui arrivent l’un après l’autre; 2/ Pour se libérer de la dépendance à l’argent, l’un et l’autre doivent d’abord voler de l’argent. L’un choisit librement ce qu’il pense être la liberté, l’autre est forcé d’abandonner une vie sociale (la femme, les enfants, la carrière) qu’il ne contestait pas. Le premier agit, le second acquiesce, mais tous deux tomberont amoureux de la même femme Norma. Le premier fait ce qu’il avait prévu, le second est instrumentalisé sur une voie qu’il n’avait jamais envisagée, mais finalement tous deux seront abandonnés et méprisés par la même femme, Norma, une femme libre mais qui porte dans son nom le poids de la norme, contrairement à sa sœur, Morna, qui partage sa vie avec un cinéaste nommé Ramón (autre anagramme), qui proclame la mort du cinéma.

Le film pose la question de la liberté à des personnages qui semblent prédestinés par leurs prénoms : Morán / Román / Ramón2, Norma / Morna3, et aussi Laura Ortega, interprétée par Laura Parades, qui par son prénom rappelle d’autres Laura dont celles du film de Laura Citarella Trenque Lauquen, sorti en 2022, qui raconte aussi une histoire de fuite, de refus du salariat, de renonciation au cycle répétitif de la vie, dans une région reculée de l’Argentine. Peut-il y avoir gratuité quand l’acte originel est un braquage de banque ? Pour répondre, le réalisateur fait jouer par le même acteur4 deux rôles différents : le chef de l’agence bancaire qui accuse tous les employés d’être responsables du casse (Del Toro); et le chef de bande qui contrôle la violence dans la prison (Garrincha). La continuité entre le dedans et le dehors, l’emprisonnement salarial et l’emprisonnement pénal, est ainsi assurée. 

L’ambiguïté du geste de Morán est soulignée quand, deux fois, des extraits du film de Robert Bresson, L’argent, sont projetés5. Ce film démontre que la circulation de l’argent est toujours amorale, irrationnelle. Pour Bresson, ce ne sont pas des marchandises qui circulent, c’est la faute. Le pauvre ouvrier Yvon qui a perdu sa famille (comme Román) finit par se dénoncer à la police et revenir en prison. Dans Los Delicuentes, ce sont les autres employés de la banque qui subissent les conséquences du braquage, bien qu’ils ne soient responsables de rien. Morán et Román espèrent tous deux s’émanciper de cette faute originelle en prolongeant leur aventure du côté d’Alpa Corral, un lieu paradisiaque dans la province de Córdoba6. À la fin du film, Morán semble renoncer à sa part d’argent7 et tout laisser à Román qui aura, jusqu’au bout, été manipulé et pris dans une pure logique économique. Dans le film de Bresson, Yvon cherche le salut en avouant sa faute, tandis que dans le film de Rodrigo Moreno, Morán cherche le salut en renonçant complètement à l’argent. C’est une décision démentielle, comme dit Norma, car il aurait tout aussi bien pu démissionner de la banque sans entraîner son collègue dans cette folle aventure. Il aura fallu ce détour, cette injustice, le châtiment absurde d’autres personnes innocentes, pour que quelque part la transgression soit châtiée. Morán est un homme égoïste, ce n’est pas un héros positif. Son départ ultime en Lucky Luke, en cowboy de western, est une sorte d’aveu.

Le film est rythmé par la circulation d’un disque vinyle de la chanson de Pappo, Donde esta la libertad ?8, où le chanteur exprime son scepticisme à l’égard de la liberté. Morán avait voulu offrir ce disque à Román pour témoigner de leur alliance. Après le refus de ce dernier, il en a fait cadeau à Norma qui s’en est débarrassé à son tour en l’offrant à Román. La boucle est bouclée. N’ayant jamais travaillé dans une banque ni volé de l’argent, Norma n’a pas besoin de cette ritournelle9 pour être libre, tandis que Román est enchaîné pour toujours. Elle traite Román de pauvre type et Morán de dément, se retire, laisse tomber les deux hommes qui rêvaient de la posséder. En se retirant du circuit, Norma témoigne de son refus de s’intégrer dans l’engrenage de la faute.

Mais la faute n’empêche ni la fuite, ni les moments de liberté. En mélangeant les lieux, les époques10, les techniques11 et les sonorités12, le réalisateur multiplie les gratuités : une scène de double signature sans aucun rapport avec la suite13, un jeune garçon qui réclame trois fois des verres d’eau14, des personnages qui tournent un autre film sans rapport avec la narration15, des scènes sexuelles détachées de toute relation affective, la lecture en prison du poème La obsession del espacio de Ricardo Zalarayan, un jeu absurde sur les noms des capitales, des souvenirs sans nécessité, etc. Ces moments de gratuité ne sont pas gratuits, ils affirment la possibilité de la gratuité même, dans un contexte habité de part en part par l’équivalence économique. 

  1. Thème emprunté à un autre film argentin, Apenas un delincuente (Hugo Fregonese, 1949) (L’Affaire de Buenos Aires). ↩︎
  2. Anagramme du mot français roman, dont le film a la liberté. ↩︎
  3. Interprétée par Cecilia Rainero, qui joue aussi dans Trenque Lauquen↩︎
  4. Germán de Silva. ↩︎
  5. Une fois quand Román va au cinéma avec Norma, et une fois seul. ↩︎
  6. Le cœur de l’Argentine, supposé plus authentique. ↩︎
  7. Il y a sans doute différentes interprétations possibles de la fin du film, mais j’ai choisi celle-là. ↩︎
  8. Le film se termine au son de cette chanson qui figure dans le premier album de l’initiateur du rock argentin, Pappo (Pappo’s Blues), en 1971. C’est l’époque de la dictature des généraux argentins. ↩︎
  9. Pharmakon ou cadeau empoisonné. ↩︎
  10. Le film pourrait se situer dans les années cinquante, les années soixante-dix, ou la période actuelle. ↩︎
  11. Le smartphone coexiste avec la vieille calculatrice. ↩︎
  12. Musique de Saint-Saëns et Poulenc. ↩︎
  13. Sauf qu’il s’agit peut-être, par anticipation, du rapport entre Morán et Román. ↩︎
  14. Il s’agit du fils du réalisateur, filmé en 2018, puis en 2022. Il a fallu plus de quatre ans pour tourner ce film. ↩︎
  15. Comme tout film, le film dans le film détourne le cycle normal de l’argent pour en faire une combinaison d’images et de sons (rien du tout).  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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