Désordres (Cyril Schäublin, 2022)

Entre calculabilité universelle et incalculabilité du travail, le balancier de l’horloge oscille

On part d’un événement historique attesté : le voyage du jeune Piotr Krotopkine dans les montagnes suisses du Jura, en 1872. Il y est parti pour une mission scientifique, et il en est revenu militant politique1. On sait par ailleurs qu’il a rencontré Bakounine en Suisse et qu’il a pris son parti dans la querelle qui opposait les « Jurassiens » de la Fédération romande à d’autres militants, dont Marx2. Selon le récit du film, il aurait pu tomber amoureux d’une jeune ouvrière à Bienne3 nommée Joséphine. La fiction4 tient compte de sa rencontre avec son épouse Sophie5 à Berne6, en 1877, tout en s’autorisant quelques déplacements de personnes, de dates et de lieux. Lui-même a raconté qu’il était devenu anarchiste lors de son premier voyage jurassien, mais le choix de l’industrie horlogère est probablement lié à la dimension autobiographique du film7 : le réalisateur parle de ce qu’il connaît, de ce sur quoi il a enquêté, de la vie des ouvrières, leur façon de travailler et leurs relations avec les organisations syndicales. Que le Kropotkine historique ait épousé une femme d’origine plutôt bourgeoise n’a guère d’importance.

L’autre choix du film, le principal peut-être, c’est d’avoir mis au centre du récit une petite pièce : le balancier8. Ce n’est pas pour rien si ce mot, Unrueh, est le titre du film. En anglais, il est traduit par Unrest pour unrest wheel : la roue instable, en tension permanente, qui n’arrête pas de tourner. Joséphine, l’héroïne non protagoniste du film, est chargée de mettre en place cette petite pièce qui est le cœur même du mécanisme horloger. Le mot évoque l’idée d’un trouble, d’un déséquilibre, alors que le balancier a une fonction régulatrice. Dans la société suisse, il y a beaucoup de choses à réguler : les horaires, les rythmes de travail, les salaires dont le mode de calcul est aussi arbitraire qu’incompréhensible. Dans un environnement mécanique, il faut faire fonctionner les corps qui ne le sont pas, et dans un environnement de lacs et de montagne, il faut faire fonctionner une ville avec ses conflits, ses inégalités, sa hiérarchie. Le résultat n’est pas naturel, c’est une construction. Selon le film, tout, dans cette construction, est subordonné à la mesure du temps. D’un côté, cette mesure est aussi rigoureuse, scientifique que possible, mais d’un autre côté, on n’arrive pas à l’homogénéiser. Il y a l’heure des chemins de fer, l’heure de l’usine, l’heure de la municipalité, l’heure de l’Église. Comment les coordonner ? Laquelle va dominer l’autre ? Il faut, pour trouver une solution, quelque chose qui rétablisse l’équilibre. C’est là qu’intervient la fonction du balancier. Le balancier évite les extrêmes, il transforme le mouvement en (juste) mesure. La perte de contrôle menace en permanence, et il suffit d’une petite chose, posée par une ouvrière, pour l’interrompre. Les anarchistes ne sont pas, eux non plus, à l’écart de cette logique. Pour menacer l’ordre établi, ils collectent des fonds, organisent des loteries, des mutuelles d’assurance, des congrès. Ils sont solidaires de toutes les révoltes ouvrières dans le monde, refusent les frontières et les nations, mais respectent les règles de politesse et la législation suisse. Leur bilinguisme traditionnel les ouvre sur l’autre, mais n’empêche pas leur isolement, y compris par rapport aux autres anarchistes. 

Ce film merveilleusement construit et mis en scène est lui-même un balancier. Tout y est parfaitement mesuré, élaboré, construit. Comme dans tout film typiquement suisse, rien ne déborde, rien n’est laissé au hasard. Tout circule à la perfection entre éléments hétérogènes. Il ne manque apparemment qu’une chose : l’incalculable. Mais ce manque, peut-être, n’est qu’une apparence, car l’incalculable, apparemment forclos, revient par d’autres biais. Qu’est-ce qui attire Kropotkine dans ce contexte ? Pas seulement les paysages suisses ou la jolie ouvrière. Il voulait que toutes les formes de salaire ouvrier soient abolies, car il n’existait, selon lui, aucun moyen valable de compenser quantitativement le travail de quelqu’un. Ce qui arrive dans le film est exactement l’inverse : l’échange de travail contre du temps. L’incalculable du travail, implicite dans le film, est suggéré par les corps, les attitudes dans l’usine, les conversations, les hésitations, les amitiés, mais il n’est jamais exprimé comme tel. Le film clame : Il y a de l’incalculable !, mais il laisse au spectateur la responsabilité de le percevoir, et peut-être de le traduire en mots. 

On retrouve le même paradoxe dans l’exigence photographique qui traverse le film. Il faut photographierles visages, les corps, les paysages, il faut les saisir dans le moment présent dont elles témoignent. Une fois prises, les photographies sont mises sur le marché, elles sont vendues, achetées, conservées, transformées en icônes ou en souvenirs. Prendre une photo n’est pas gratuit. C’est un acte accompli par un spécialiste. En certains lieux, c’est un droit qui fait l’objet d’une appropriation : il peut être accordé ou refusé par les autorités. La présence est ainsi transformée en chose mesurable, échangeable. Elle ne survit que comme spectre, trace mémorielle, immémorable.

Ce film sur la mesure est donc aussi un film sur l’incalculable, l’immémorial.

  1. Pierre (Piotr) Alexeïevitch Kropotkine, né le 9 décembre 1842 à Moscou et mort le 8 février 1921 à Dmitrov près de Moscou, acquiert une formation scientifique de haut niveau à l’école du Corps des Pages du tsar Alexandre II. Contre les attentes familiales, il part faire son service militaire en Sibérie orientale que son rang lui promet une brillante carrière à Moscou. Géographe et naturaliste, il pratique une expédition en Mandchourie. À son retour de Sibérie, il intègre la Société géographique impériale à St Pétersbourg. En 1871, il en refuse le poste de secrétaire général. Il voyage en Suisse et dans le Jura, où il rencontre des membres de la Fédération Jurassienne de la Première Internationale, et surtout Michel Bakounine. En 1872, il adhère à l’anarchisme : « L’exposé théorique de l’anarchie tel qu’il était présenté alors par la Fédération jurassienne […] la critique du socialisme d’Etat […] et le caractère révolutionnaire de l’agitation, sollicitaient fortement mon attention. Mais les principes égalitaires que je rencontrais dans les montagnes du Jura, l’indépendance de pensée et de langage que je voyais se développer chez les ouvriers […] tout cela exerçait sur mes sentiments une influence de plus en plus forte ; et quand je quittai ces montagnes, après un séjour de quelques jours au milieu des horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient faites : j’étais anarchiste » (d’après Wikipedia). ↩︎
  2. En avril 1870, lors du congrès régional de la Fédération romande, les délégués se divisent sur l’attitude à adopter à l’égard des gouvernements et des partis politiques. Le Conseil Général de Londres tente d’éviter l’affrontement. Ce conflit va déborder les frontières suisses. Les « bakouninistes », désormais appelés « jurassiens », vont rencontrer d’actives sympathies en France, en Espagne et en Belgique. Des tentatives de conciliation au sein des sections romandes, puis à la conférence de Londres en 1871, vont échouer. Dans Les Prétendues scissions dans l’Internationale, rédigé entre autres par Karl Marx en 1872, le conseil général dénonce les méthodes des « jurassiens », membres de l’Alliance démocratique sociale. La scission a lieu en septembre 1872 à La Haye, lors du VIIIe congrès. Les jurassiens mandatent impérativement James Guillaume et Adhémar Schwitzguébel pour présenter leur motion « anti-autoritaire » et se retirer en cas de vote négatif. Le congrès réunit 65 délégués d’une dizaine de pays. Du fait du maintien de leur structure internationale autonome, l’Alliance démocratique sociale, Bakounine et Guillaume sont exclus. Le conseil général est transféré à New York. Des militants et des fédérations se solidarisent avec les exclus et quittent alors l’AIT. Après l’affaiblissement dû à la répression qui suit l’échec de La Commune, cette scission sera fatale à la Première Internationale, qui va s’éteindre progressivement (d’après Wikipedia). ↩︎
  3. Comme en témoigne le bilinguisme du film, il s’agit de Bienne plutôt que de Berne. Proche de Berne, Bienne est la dixième ville plus importante de Suisse, officiellement bilingue tout comme le canton de Berne. Selon le contrôle des habitants (2020), 43,1 % de la population est annoncée en langue française et 56,9 % en langue allemande. Le secteur des industries de haute technologie (« high-tech ») y est très important. L’horlogerie et ses sous-traitants ont joué un rôle prépondérant dans le développement de la ville. Aujourd’hui, Swatch Group a notamment son siège à Bienne et la Manufactures des Montres Rolex y abrite ses bâtiments de production (d’après Wikipedia). ↩︎
  4. Les deux principaux personnages, Joséphine et Pierre Krotopkine, affirment qu’ils ne sont pas des protagonistes du récit. Que sont-ils alors ? De simple pions posés là, pour le développement d’une thèse ? ↩︎
  5. Sophie Ananiev serait née en 1856 dans une famille juive aisée. Son père exploitait une mine d’or en Sibérie, ce qui aurait fini par la révolter, à 17 ans, lorsqu’elle aurait pris conscience de l’exploitation des ouvriers par ses parents. C’est alors qu’elle aurait quitté la maison, peut-être pour mener des études de biologie à l’Université de Berne, mais les informations sont floues. On sait qu’elle a rencontré Pierre Kropotkine en 1878 et qu’ils se sont mariés le 8 octobre de la même année. Il semble qu’elle l’ait rencontré en Suisse où elle était allée pour sa santé, mais il a été écrit aussi qu’ils s’étaient rencontrés en Espagne au cours de leurs activités militantes. Les sources de première main étant inconnues, on ne peut que spéculer sur les circonstances exactes de leur rencontre. On peut émettre l’hypothèse que, alors étudiante à Berne, Sophie Ananiev avait déjà eu l’occasion de rencontrer Pierre Kropotkine, ou du moins d’entendre parler de lui, lors de la manifestation pour porter le drapeau rouge dans les rues de Berne menée par la Fédération Jurassienne le 18 mars 1877. Néanmoins rien ne l’atteste et ce n’est qu’une hypothèse hasardeuse. Les notices biographiques en ligne indiquent ensuite qu’elle aurait soutenu son doctorat en sciences à Paris en 1884. Après la mort de Pierre Kropotkine, elle a travaillé activement à l’entretien de sa mémoire, en s’occupant notamment du musée qui lui était dédié à Moscou et elle est restée ferme dans sa position contre le gouvernement soviétique jusqu’à sa mort en 1938 (d’après https://www.monde-libertaire.fr/?article=Les_femmes_de_lombre_contre_les_Grands_Hommes_:_le_cas_de_Sophie_Kropotkine). ↩︎
  6. En 1868, l’Union internationale du télégraphe, fondée trois ans auparavant à Paris, installe son siège à Berne. Le 9 octobre 1874, 22 nations y fondent l’Union générale des postes qui deviendra l’Union Postale Universelle (UPU) en 1878. Lors de l’intégration de ces deux organisations à la structure des Nations unies en 1947, le siège de l’UPU restera à Berne contrairement à celui de l’UIT qui partira pour Genève. En 1893, apparaît une troisième organisation internationale : l’Office central des transports internationaux par chemins de fer (OCTI), qui est inauguré à Berne en application d’un traité international conclu en 1890 (Convention CIM) et portant sur le trafic des marchandises par le rail (Wikipedia). ↩︎
  7. La famille du réalisateur travaillait traditionnellement dans l’horlogerie. Il s’est notamment appuyé sur les récits des femmes de sa famille pour faire jouer des acteurs non professionnels. L’acteur jouant Krotopkine est un russe de conviction anarchiste : il n’a pas à jouer la comédie. ↩︎
  8. Le balancier est une pièce mobile servant à régulariser le mouvement d’un mécanisme d’horlogerie. C’est un élément mobile animé d’un mouvement alternatif de va-et-vient. Il est horizontal ou circulaire au début et se nomme foliot ou balancier dans les montres actuelles. Il peut aussi prendre la forme d’un pendule, constitué d’une tige verticale, pouvant osciller autour d’un axe horizontal, et comportant un poids à son extrémité basse. Ce poids se présente généralement sous la forme d’un disque bombé, habituellement d’un métal lourd (tel que l’acier), afin de réduire l’influence des forces de résistance de l’air. Le mouvement du balancier est régulé et perpétué par un mécanisme appelé échappement, généralement de type « à ancre » ; l’échappement fournit les impulsions de comptage à la roue d’échappement, qui entraîne par engrenages la roue des secondes, puis celles des minutes et des heures. L’entretien du mouvement était assuré, dans les anciennes pendules, par la descente d’un contrepoids lié à un tambour par l’intermédiaire d’une chaînette ou d’une cordelette. Il fallait périodiquement remonter ce contrepoids. L’entraînement par détente d’un ressort est actuellement préféré en raison de son moindre encombrement ; ce ressort se « remonte » également avec une clé (Wikipedia). ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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