Trouble-Fête (Alina Yklymova, 2022)

On ne peut défendre un « chez soi » contre la puissance phallique qu’en participant de cette puissance.

Ava, militante féministe, lesbienne, habite avec sa compagne Sascha dans le bar Störenfrieda1, un lieu LGBT+ sécurisé où peuvent venir les femmes qui craignent d’être importunées dans les autres pubs. Elle y organise des soirées dansantes où les personnes « cis » 2, plus particulièrement les mâles, sont exclus. Il lui arrive aussi, avec son groupe de militantes, de mener des actions queer contre certains lieux considérés comme dangereux pour des femmes. On assiste dans le film à une tentative d’incendie d’un centre de fitness dont le propriétaire est catalogué comme « harceleur ». C’est alors qu’en pleine nuit, vers trois heures du matin, débarque son père, Gunter. Sans donner aucune explication, il demande à être hébergé quelques jours ou quelques semaines en attendant de trouver pour lui-même un logement. Avec son langage populaire qui adore raconter les souvenirs de son travail de mineur de charbon3, Gunter est une sorte de caricature de vieux mâle blanc, mais plutôt gentil. Il ne connaît rien aux luttes homosexuelles et accepte sans trop rechigner (à condition qu’on lui apporte des bières fraîches) de dormir dans un placard tandis que sa fille, plutôt ambivalente à son égard, organise des fêtes. Cet homme habitué à la solidarité se considère comme ouvert d’esprit, mais il multiplie les gaffes4.

L’irruption d’un mâle, d’un père qui n’a plus d’endroit où habiter, plus de chez-soi, dans l’entre-soi, le chez-soi féministe, perturbe le fonctionnement habituel du lieu. Même si l’homme, à sa manière de hâbleur et de bricoleur, fait ce qu’il peut pour ne pas trop déranger, Il n’est plus possible d’y discuter tranquillement. Il a l’habitude de dire directement ce qu’il pense, sans se rendre compte que les mots qu’il utilise peuvent choquer. Alors que les féministes agissent dans une logique de lutte des classes où tout male gaze ou tentative de séduction est vécu comme une violence à laquelle on ne peut répondre que par une autre violence5, il est fondamentalement bienveillant, voire pacifiste. C’est un ouvrier, un homme habitué à la solidarité, et Ava ne peut pas s’empêcher d’avoir de l’affection pour lui. Ne pouvant pas le considérer comme un ennemi, elle l’accueille chez elle malgré les réserves de son amie, amante et colocataire, Sascha. C’est alors qu’une sorte d’inversion se met en place. Tandis que les femmes ne font la fête qu’entre elles, tandis qu’elles rejettent tous les « cis », quels qu’ils soient6, c’est lui qui se montre le plus tolérant. De quel côté se trouve le « sexisme » ? Il se pourrait que la personne la moins « sexiste » ne soit pas celle qui affirme politiquement ses valeurs, mais le vieux Gunter qui ne connaît rien aux concepts7.

On peut tenter une interprétation freudienne de l’ensemble du récit. Il n’est pas sûr qu’elle fasse plaisir à tous les personnages mais tant pis. Remarquons d’abord que ces activistes queer8 reprennent à leur compte le monde masculin par leur farouche autonomie9, leurs actions militantes quasi militaires, la pratique des sports de combat10, la constante affirmation de leurs certitudes, leurs valeurs et leur autorité. Il faut cette spécularité pour combattre la violence masculine, dont on ne peut nier la domination et les effets délétères. Nul ne peut contester aux lesbiennes le droit de se défendre et aussi de défendre les autres femmes (même « cis ») par tous les moyens à leur portée. Mais elles ne peuvent ignorer que par cette spécularité, elles participent elles aussi de la violence patriarcale – elles en récupèrent une partie à leur profit, dans un but utilitaire, mais peut-être pas sans une certaine jouissance. Dans la société, les comportements phalliques sont très largement masculins, mais ils ne sont pas réservés aux hommes. S’emparer de ce contre-pouvoir n’est pas sans effets11 sur les femmes. Le cabaret Störenfrieda se présente comme un lieu sûr, à l’abri des pulsions masculines. Les femmes qui y viennent cherchent à se protéger du désir des hommes. Elles peuvent danser, chanter, se faire plaisir, sans s’exposer au voyeurisme ou à la drague. Le lieu est interdit à ceux qui voudraient les séduire ou les dominer sexuellement. Le paradoxe, c’est que pour garantir cette protection, il faut prendre à son compte, intérioriser le phallique. En fermant ce lieu, en l’homogénéisant, en bâtissant autour de lui les murs et les frontières que Gunter n’a franchis que par ignorance, on se laisse contaminer, pénétrer12 par la logique patriarcale. Enfermée chez-elle, la femme non-cis se trouve ainsi féminisée, au sens de la construction usuelle du genre. Elle a reconstitué le lieu féminin honni, l’appartement bourgeois réservé aux dames respectables. Dans ce militantisme queer, le corps féminin13, seins et fesses14, réservé à l’amour entre femmes, doit être provisoirement forclos pour laisser place à un autre corps imitant les comportements masculins : coups de poing, de tête, de pied. Il y a dans ce mode d’action une part de triomphe et aussi une part de culpabilité. Que reste-t-il de « la femme »15 ? Le corps biologique, sexuel, étant dégenré, on peut craindre un certain retour de la toute-puissance phallique. Comment préserver l’homogénéité parmi les participant•e•s aux fêtes, tout en s’affirmant à l’avant-garde de la diversité ? C’est aporétique, insoluble. À la fin du film, Gunter n’a trouvé qu’un appartement très éloigné, mais il préfère s’en aller. 

  1. Le mot signifie, en allemand, « fauteur de troubles ». C’est aussi le titre ambigu du film : les filles sont des trouble-fêtes, et le père aussi. ↩︎
  2. Cisgenre par opposition au transgenre = ceux qui acceptent tel quel leur sexe biologique. ↩︎
  3. Le récit est situé dans la Ruhr. ↩︎
  4. Il parle de « boiteux » pour un handicapé, et considére comme évident qu’un garçon homosexuel n’est pas une femme. ↩︎
  5. Ayant l’impression qu’il s’approche trop d’une femme, Sascha lui donne un coup de tête. ↩︎
  6. Ce qui veut dire que, en tant que lesbiennes, elles considèrent qu’elles ne sont pas « cis », ce qui pose question. ↩︎
  7. Il ne fait pas de hiérarchie entre les sexes et ne les oppose pas l’un à l’autre. ↩︎
  8. Celles qui sont montrées dans le film, il ne s’agit pas ici de généraliser. ↩︎
  9. Leur souveraineté. ↩︎
  10. Pour s’y former, elles font appel à un coach masculin, trop masculin, qu’elles finissent par rejeter, agresser, combattre.  ↩︎
  11. Peut-être inconscients. ↩︎
  12. Ce pourrait être le retour de la pénétration qu’elles rejettent. ↩︎
  13. Y compris le vagin. ↩︎
  14. Abondants dans le cas de Sascha. Ce n’est pas obscène de le dire, ni humiliant, c’est rendu très visible dans le film. ↩︎
  15. Pour autant qu’elle existe. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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