La femme de Tchaïkovsky (Kirill Serebrennikov, 2022)

Un film sur l’amour : pas l’amour fou, mais l’amour en tant que fantasme, folie

Trois biopics ont été tournés sur la personnalité de Piotr Ilitch Tchaïkovsky : La femme de Tchaïkovski (2022) et, plus de 50 ans auparavant, Tchaïkovsky de Igor Talankine (1969), et Music Lovers de Ken Russel (1971). Le point commun de ces trois films est qu’ils choisissent tous trois comme point focal de l’existence du compositeur, héros russe s’il en est, son mariage avec Antonina Milioukova intervenu le 30 juillet 1877. La plupart des historiens reconnaissent que ce mariage probablement destiné à masquer son homosexualité est l’une des pires décisions qu’il ait jamais prises. Moins de deux mois plus tard, entre le 11 et le 24 septembre 1877, le musicien alors âgé de 37 ans aurait tenté de se suicider à cause de cette union1. La jeune femme dépourvue de culture, de conversation et d’intérêt pour la musique, n’aurait pas respecté la condition posée pour le mariage : une relation platonique. La suite de l’histoire est à peu près connue : Tchaïkovsky ne l’a plus jamais revue. Il a accepté de lui verser une pension en échange de son éloignement. Jusqu’à son décès du choléra en 1893, peu après avoir achevé la Symphonie pathétique (qui donne son titre français au film de Ken Russel), il l’a tenue à l’écart. Peut-être Antonina était-elle déjà folle au moment du mariage. Quand elle est morte en 1917, âgée de 68 ans, elle était enfermée à l’hôpital psychiatrique d’Oudelnaïa, à Saint-Pétersbourg. Autour de cette trame, les réalisateurs ont inventé deux histoires d’amour contrastées. Selon Serebrennikov, Antonina était vraiment amoureuse de Tchaïkovsky. Persuadée qu’un jour il reviendrait à elle, elle n’a jamais voulu abandonner son espoir. Selon Ken Russel ou Igor Talankine, c’était une sorte de prostituée prête à s’offrir à n’importe qui2. À la naïveté de la première thèse s’oppose le cynisme de la seconde. Dans le film très soviétique3 d’Igor Talankine où l’homosexualité du maître4 et sa pédophilie5 sont dissimulées, la rencontre avec Antonina est présentée sur un mode grotesque, Tchaïkovsky étant pris pour un révolutionnaire poseur de bombes, et le mariage présenté comme une fatalité inexplicable. D’une fiction à l’autre, on voit se réitérer l’opposition classique entre la femme idéale et la putain, avec pour point commun le forçage sexuel tenté par l’épouse, une sorte de viol que l’époux était incapable d’assumer. Il s’ajoute à cela, dans les deux films de 1969 et 1971, une autre histoire d’amour : celle de la baronne von Meck6 qui accorde un appui financier7 au musicien à partir de 1876, date à laquelle elle a perdu son mari, jusqu’en 1890, quand elle découvre l’homosexualité du compositeur8. Tout est fait pour accentuer le contraste entre la noblesse de la baronne9 et l’insipidité de l’épouse, dont les tenues ne peuvent être que voyantes et vulgaires. Il y aurait un bon amour distant, silencieux, encourageant la création, et un mauvais assourdissant – brisant la solitude du génie. Pour Ken Russel, la plus idéaliste n’est pas l’épouse, mais la baronne. Il reste que les deux aventures sont plus ou moins concomitantes.

La nouveauté du scénario de Kirill Serebrennikov tient à la transformation du personnage d’Antonina, présentée dans les autres films comme une femme vulgaire, calculatrice, intéressée, médiocre, en amoureuse passionnée, délirante mais aussi désirante, qui ne cède jamais sur son amour. Le film est moins un biopic qu’une sorte de traité dont la thèse serait : Il n’est d’amour que fantasmé, voire délirant. La passion unilatérale, autodestructrice d’Antonina, ne serait qu’un cas particulier porté à l’extrême de cette essence générale de l’amour. Remarquons d’abord que la décision commune aux trois films de centrer le scénario sur cette aventure est une façon de ne jamais parler de musique, comme si le génie du compositeur romantique était uniquement lié à cet événement ridicule, voire sordide. La question de la création artistique, tellement plus difficile que celle des relations amoureuses, est un non-dit, ou un sujet abordé seulement de manière oblique à partir de la contrainte exigée par Tchaïkovsky : que la femme reste éloignée de lui, qu’elle ne le touche jamais et que lui non plus ne la touche jamais. Pour rendre sensible cet interdit, il faut qu’une femme offre son corps, et c’est la fonction d’Antonina. La baronne est le contrepoint de cette fonction : elle est fréquentable car elle ne demande aucun attouchement. On paye celle qui donne son corps, et on accepte l’argent de celle qui se voudrait incorporelle. Le fantasme amoureux (féminin) et la faculté créative (masculine) sont liés par une coprésence, une relation implicite, quoique négative, une distance qui garantit l’écart, le vide, l’absence, le souffle nécessaires à la création.

Entre Music Lovers et La femme de Tchaïkovsky, un autre point commun est la prolifération des rêves, fantasmes et hallucinations. Entre mari qui se lève du cercueil pour proclamer sa haine, éphèbes dénudés qui s’efforcent de séduire l’épouse et enfants-angelots ressuscités pour une scène de photographie, on peine à les distinguer du récit. Amoureuse jusqu’au délire, l’Antonina de Serebrennikov personnifie la dimension fantasmatique de l’amour, soulignée par une surenchère de caméras subjectives et de plans séquence. Au-delà de la biographie, ce film illustre le caractère unilatéral, inconditionnel, de la passion amoureuse. L’amoureux ne s’intéresse pas vraiment à l’autre. S’il peut réitérer son fantasme, comme dans l’opéra Eugène Onéguine dont la composition date à peu près de la période du mariage, il se passe de réciprocité. La dimension politique du film de 2022, censuré en Russie et mal accueilli au festival de Cannes en raison de la guerre déclenchée par ce pays contre l’Ukraine, tient moins aux questions de prestige national, de genre et d’homosexualité qu’à une réévaluation de la folie amoureuse. Oui Antonina est ignorante, vulgaire, irrationnelle, insociable, dangereuse. Elle ne respecte aucune règle établie, pas même celle qui voudrait faire d’elle une ambitieuse, une voleuse, une usurpatrice, une prostituée. Quelle que soit la somme d’argent qu’on lui propose, elle en reste inconditionnellement à sa position initiale. Quand elle dit : « Je suis la femme de Piotr Tchaïkovski », elle dit exactement ce qu’elle croit. Elle ne triche pas, ne ment pas, ne trahit pas ce qui fait l’essence de l’amour (la folie). Son fantasme n’est pas pire que celui des dirigeants, car elle, elle ne tue personne.

  1. La réalité de cette tentative de suicide est contestée. Elle aurait pu être inventée par un de ses amis, pour justifier la séparation du couple. ↩︎
  2. Avant Tchaïkovsky, elle aurait écrit des lettres d’amour à d’autres personnes célèbres. ↩︎
  3. C’est-à-dire impérialistiquement russe (pré-poutinien), et aussi parfois quelque peu antisémite (pour que Nikolay Rubinstein soit respectable, il faut qu’il soit enterré selon le rite orthodoxe). ↩︎
  4. Pourquoi faut-il toujours présenter Tchaïkovsky comme une sorte de sosie du Moïse de Cecil B. DeMille (1956) ? ↩︎
  5. Dans le film soviétique, son serviteur n’est pas un joli jeune homme comme Tchaïkovsky les aimait, mais un valet bedonnant, entre deux âges. ↩︎
  6. Née en 1838, la baronne n’avait que deux ans de plus que Tchaïkovsky, né en 1840. Antonina était née en 1848. ↩︎
  7. La baronne versait une rente annuelle de 6 000 roubles, à condition que le compositeur se contente d’une relation épistolaire. Pendant 15 ans, elle a mis ses propriétés dans toute l’Europe à sa disposition, s’éclipsant juste avant son arrivée. Une ou deux fois, ils se sont observés de loin à l’occasion d’un concert ou d’une rencontre fortuite, mais jamais ils ne se sont parlés. En 1884, la baronne a arrangé le mariage de son fils Nicolas, dit Kolia, avec Anna Davydov, une nièce de Tchaïkovski, comme si cette union des deux familles consacrait entre elles une sorte de fusion sentimentale. À noter que la baronne accordait également son soutien à d’autres compositeurs, dont Debussy. ↩︎
  8. Ou prétend la découvrir, ce n’est pas clair. Nadejda von Meck est morte en 1893, la même année que Tchaïkowsky, de la tuberculose. ↩︎
  9. Qui heureusement n’est pas allemande, mais authentiquement russe. ↩︎
Vues : 2

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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