May December (Todd Haynes, 2023)

Une relation quasi-incestueuse, non dite, met à l’épreuve les identités, déstabilise les généalogies, brouille les relations

L’histoire est inspirée d’un fait divers survenu en 1997 vers Seattle (État de Washington). Mary Kay Letourneau née Schmitz (1962-2020), déjà mère de quatre enfants nés de son mariage avec Steve Letourneau1, a été condamnée à trois mois de prison avec sursis pour le viol d’un garçon de 13 ans2, Vili Fualaau, qui était son élève dans l’école où elle enseignait. Quelques mois plus tard, tandis qu’elle était en prison, une fille est née de cette relation. Bien qu’elle se soit engagée à ne plus jamais rencontrer le garçon, elle a été surprise après sa libération avec lui dans une voiture. Son sursis annulé, elle a été condamnée à sept ans et demi de prison. Suite à son divorce, son premier mari a obtenu la garde des quatre enfants. Une deuxième fille est née en prison en 1998 de la relation avec Vili Fualaau. En 1998, le couple a publié un livre sorti en France et en français, intitulé : Un seul crime, l’amour. En 1999, déprimé et alcoolique, ses deux filles confiées à sa mère, le garçon a fait une tentative de suicide. Sortie de prison en 2004, Mary Kay s’est mariée avec le jeune homme en mai 2005. Le mariage a duré 14 ans3, jusqu’à leur séparation en 2019. Mary Kay est morte d’un cancer du colon en mai 2020, léguant par testament l’essentiel de ses biens à Vili Fualaau.

May December4 (le film) suit d’assez près la trame du fait divers. Le couple Gracie Atherton – Joe Yoo a trois enfants au lieu de deux. L’action est située dans une belle maison au bord du fleuve à Savannah (Géorgie), où le couple ne semble pas avoir un travail régulier – contrairement au couple Mary Kay – Vili, qui était bien obligé de gagner sa vie. Joe5 n’est plus d’origine samoane, comme Vili, mais coréenne, ce qui préserve un certain exotisme6 sans doute nécessaire à l’argument selon lequel l’enfant aurait été le séducteur7 et la femme adulte la séduite, ce qu’elle aura toujours soutenu, confortée par Vili, qui ne voulait pas apparaître comme une victime. Pour raconter la rupture du couple, le film passe par la visite d’une star de la télé dénommée Elizabeth Berry, interprétée par Natalie Portman8. Cette actrice vient enquêter sur place afin de préparer un film dans lequel elle incarnera Mary Kay Letourneau, redénommée Gracie, laquelle est interprétée par Julianne Moore. Ce dispositif conduit à superposer différents points de vue sur le moment choisi pour le film : les prolégomènes de la séparation du couple.

  • Julianne Moore, elle-même célèbre actrice, incarne Gracie. Ce personnage est inspiré par la vraie Marie Kay Letourneau, une convention proche du biopic traditionnel.
  • Natalie Portman (Elizabeth), future actrice du film dans le film, est elle-même une star. Elle incarne Mary Kay Letourneau indirectement, puisque son modèle n’est pas celle-ci mais une fiction nommée Gracie. Avec ces différents chevauchements entre le réel et la fiction, la mise en abyme est double.
  • Les deux grandes actrices, Julianne Moore et Natalie Portman, sont deux incarnations de la même personne, Marie Kay Letourneau, la première dans le film de Todd Haynes que nous voyons, et la seconde dans le film futur dans lequel Natalie Portman va jouer, qui fait aussi partie du film puisque nous en voyons des fragments. 
  • Entre Gracie et Elizabeth se produit un jeu de miroir, des éléments communs dont nous pouvons imaginer qu’ils affectent aussi les actrices Julianne Moore et Natalie Portman.
  • Dans sa relation avec Joe Yoo, le tenant-lieu de Vili Fualaau, Elizabeth, tenant-lieu de Gracie, répète les comportements qu’elle peut imaginer avoir été ceux de Mary Kay : le garçon passif, et elle plus active. C’est ainsi qu’elle a une relation sexuelle avec Joe (entre deux adultes).
  • Dans le film de Todd Haynes, Elizabeth a le même âge actuel que Joe (36 ans), et aussi à peu près le même âge qu’avait Mary Kay Letourneau au début de sa relation avec Vili. Elle peut s’identifier aux deux, comme on le voit dans la scène de l’animalerie, où elle s’isole pour répéter la rencontre initiale, quasi-incestueuse, des amants. Ne pouvant réprimer son désir, elle se caresse, elle semble rêver, fantasmer le rapport sexuel entre l’adulte et l’enfant de 13 ans. On ignore à qui elle s’identifie.
  • dans une scène du film dans le film, l’actrice Natalie Portman prononce le texte d’une lettre que Gracie avait adressée à Joe lors de leur rencontre. On peut croire qu’elle ressent la même émotion en jouant ce rôle – comble de l’artefact (excellent jeu d’actrice de Natalie Portman mimant Elizabeth qui mime Gracie). Elle se tourne vers nous, les spectateurs-témoins, pour nous inviter à l’accompagner dans cette émotion. Il s’agit de nous entraîner, nous aussi, dans cette histoire à laquelle il est très difficile de s’identifier.

Le film déploie simultanément la confusion des identités, le brouillage des temporalités et la collision des générations : les pires maux, ceux qui rendent l’inceste redoutable. Il pose, sans le dire, l’interrogation sous-jacente au fait divers Fualaau-Letourneau : Suffit-il de purger sa faute pour vivre une relation quasi-incestueuse ? L’enjeu n’est pas mineur. Certes, factuellement, la relation entre Gracie (Mary Kay) et Joe (Vili) n’est pas incestueuse (ils n’ont aucun lien biologique, aucun lien de parenté). On ne leur reproche pas cette faute majeure qui, dans leur cas, n’existe pas, mais une relation sexuelle entre un enfant et une adulte. Le problème, c’est que ce type de faute ne se résout jamais. Tout le film est affecté par un malaise indéfinissable : les parents qui font semblant de s’entendre, les enfants qui souhaitent quitter le foyer familial, les deux femmes qui se jaugent l’une l’autre, Joe en position de père vulnérable et toujours au bord des larmes, et aussi l’environnement immédiat, les amis, une partie du voisinage qui se manifeste en envoyant des petits paquets d’excréments canins. Même les actrices sont contaminées par ce malaise. Le parfum de scandale ne s’éloigne jamais de la belle demeure, comme si le supposé viol par la supposée séductrice restait impardonnable, comme si la société était touchée dans ses profondeurs. On trouve dans d’autres films une gêne analogue vis-à-vis d’une situation comparable. Il est remarquable que L’été dernier de Catherine Breillat, sorti en France la même année que May December, se termine bien tandis que le film danois dont il est le remake (Dronning, de May El-Khouty, 2019) se termine mal. Les deux aboutissements sont possibles. Un homme qui fait l’amour avec une très jeune fille est considéré comme un pédophile et un violeur, mais une femme qui fait l’amour avec un jeune garçon est ressentie comme une mère honteuse, indigne. Dans les profondeurs de l’inconscient, ce quasi-inceste est une faute plus grave, une transgression majeure, que le film de Todd Haynes exprime et masque en même temps par l’extraordinaire superposition des mises en abyme. Cette question non-dite nous est posée à nous, les spectateurs, par le biais du miroir. Quand les deux actrices principales s’y regardent, elles se tournent vers nous comme vers une glace sans tain, elles simulent un regard-caméra. Qui sommes-nous ? Qui sont-elles ? Gracie est-elle une criminelle ou une américaine comme les autres aspirant à une vie de famille exemplaire ? Elizabeth est-elle une actrice consciencieuse ou la perturbatrice qui vient mettre le feu à ce couple, au moment où des enfants (aussi normaux que possible) vont s’émanciper ? En interprétant Gracie, Elizabeth (Natalie Portman) lui rend-elle hommage, ou la dénonce-t-elle comme un monstre ? Tout est instable, indistinct. On ne sait jamais si le film condamne ou s’il innocente, si les actrices jouent le rôle qu’elles ont à jouer ou leur propre rôle. Même inavoué, l’inceste détruit les repères, il rend fou.

  1. Mariage malheureux, avec violences et infidélités des deux côtés. ↩︎
  2. Elle a plaidé coupable, affirmant qu’elle ne savait pas que c’était interdit. ↩︎
  3. Vili Fualaau a initié une procédure de divorce dès le mois de mai 2017. ↩︎
  4. Expression qui désigne une relation amoureuse entre deux personnes d’âge très différent. ↩︎
  5. Interprété par Charles Melton, un acteur connu pour avoir incarné à l’âge adulte un lycéen dans la série « coming of age » Riverdale↩︎
  6. Quoique, bizarrement, il ait un physique plus samoan que coréen. ↩︎
  7. Dans une interview reprise dans le film sous forme de dispute dans le couple, Mary Kay Gracie répète : « “Who was the boss? Who was the boss? Who was the boss back then? » ↩︎
  8. C’est Natalie Portman qui a proposé le projet du film à Todd Haynes, sur la base d’un scénario écrit par Samy Burch. Elle y est donc impliquée personnellement, en tant que productrice, actrice et interprète d’actrice. C’est un film sur une actrice dont le scénario a été proposé par une actrice qui, elle-même, a été une enfant star dans le film de Luc Besson, Léon (1994). ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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