Orlando, mon autobiographie politique (Paul B. Preciado, 2023)

En s’affirmant performative, la déclaration du transgenre, du non-binaire, appelle une confirmation publique, identitaire

Peu original dans sa forme, ce film ressemble à un documentaire où l’on demanderait à 27 personnes, entre 8 et 70 ans, de partager le même nom, Orlando. Ils se déclarent trans, comme le personnage du roman de Virginia Woolf qui change de sexe au bout de deux siècles1. Ce n’est pas un hasard s’il s’agit pour chacun d’entre eux d’une déclaration performative, analogue à la déclaration de naissance effectuée par l’un des parents à un officier d’état-civil après la naissance d’un enfant. Il suffit de déclarer : Mon sexe n’est pas celui qui a été mentionné à la naissance, c’est l’autre, pour que, de leur point de vue, leur genre ait été virtuellement modifié. Les événements qui suivront qui concernent leur corps, leurs vêtements, leur comportement social, leur identité, ne seront que la conséquence de cette déclaration initiale. Le film ne cesse d’osciller entre d’une part la volonté de déconstruire le genre, de délégitimer la fiction légale que constitue la différence de genre, et d’un autre côté la demande de légitimité, de reconnaissance publique, pour un certain statut, celui de trans, dont il est difficile de savoir s’il est un nouveau genre (ni masculin ni féminin), un intermédiaire entre les genres (masculin et féminin), ou un passage d’un genre à l’autre (pas celui-là, mais l’autre). La même personne qui voudrait s’émanciper des positions pré-déterminées, pré-établies, qu’on lui a imposées à la naissance en vue de son corps, revendique un statut, celui d’une personne d’un autre sexe ou encore celui d’un non-binaire. Ce n’est pas un hasard s’il se termine, en guise de perspective politique, par la distribution de passeports. Chacun des acteurs, dans une cérémonie joyeuse, reçoit la confirmation officielle de son nouveau genre. La scène a lieu dans la salle de réception d’une institution officielle où le rôle d’officier public est joué par la romancière et réalisatrice Virginie Despente qui a été pendant dix ans, de 2004 à 2014, la compagne (lesbienne) de celle qui s’appelait encore à l’époque Beatriz Preciado2, ce qui signe le caractère autobiographique du film3. La singularité du trans, c’est qu’entre les différentes exigences, il maintient la tension. Quelles que soient les conséquences juridiques de sa déclaration de transexualité, l’ambiguïté subsiste, comme en témoigne la lettre B qui reste inscrite au cœur du nom de Paul B. Preciado, après son changement officiel de genre.

À écouter le témoignage de ces personnes trans, on se rend compte qu’osciller entre les sexes n’est pas toujours une partie de plaisir : c’est un voyage compliqué à la marge du corps, du social, du désir. Qu’on soit binaire ou non binaire, on se définit toujours par rapport à la binarité. Tout continue à tourner autour de la différence des sexes. Paul B. Preciado est un théoricien remarquable, un philosophe4, mais il ne change guère de thématique : tout se passe comme s’il devait toujours se justifier, comme si le film lui-même continuait à poser la question, mais pourquoi ? Le trans ne se situe jamais tranquillement de l’autre côté. C’est un intranquille, un être aux frontières qui a besoin de s’identifier aux autres trans pour trouver sa place. Le trans ne cesse jamais de passer d’un côté à l’autre, même s’il n’y a pas de retour. Grâce à l’expérience de ses semblables qui ne sont jamais complètement ses semblables, Paul B. Preciado réussit à raconter une bribe de sa propre histoire. Il faut que chacun des personnages joue son propre rôle, pour que l’expérience de Beatriz/Paul Preciado s’y reflète. Son autocinématobiographie est aussi une autohétérobiographie. 

Avant la toute dernière scène des passeports, il y a une avant-dernière scène qui est celle de l’opération. Ce n’est pas non plus une partie de plaisir. Intervertir des images dans le livre de Virginia Woolf entre Orlando masculin et féminin n’est déjà pas facile (il faut un ciseau fin, un cutter), mais le faire dans le corps (ablation des seins, du pénis) exige un scalpel, un chirurgien. Les hormones sont des comprimés faciles à avaler, ils répondent au désir de ceux qui les prennent, mais la transformation des corps peut faire venir du sang, des cicatrices. Paul B. Preciado ne cache rien de cette difficulté. Heureux d’avoir été débarrassé de l’excédent corporel qui lui déplaisait, il parle peu, dans le film, de la question du plaisir. Selon Jacques Derrida, on ne choisit pas le plaisir, on y consent. C’est une perception et aussi une obligation, un commandement. Le principe de plaisir est une gouvernance déterminée par des mécaniques ou des régulations socio-biologiques qui nous échappent. On ne le maîtrise pas, il nous maîtrise, et pour autant qu’il y ait un au-delà du principe de plaisir, c’est (d’après Freud), la pulsion de mort. D’où vient le plaisir du trans ? Il n’en sait rien, mais il doit faire avec. 

Paul B. Preciado insiste sur le caractère politique de son autobiographie cinématographique (une autopoliticobiographie). Selon lui le fondement soi-disant biologique de la différence sexuelle est illusoire, c’est d’abord un phénomène social, une domination au bénéfice des hommes, des hétérosexuels, des riches, des capitalistes, des racistes, etc. La soi-disant dysphorie de genre n’a rien de psychologique, c’est une révolte contre un pouvoir, une institution. Il ridiculise le psychiatre aussi prétentieux que violent, qui n’a (toujours selon lui) aucune expérience, aucun savoir. Aucun psychanalyste ne pourrait avoir la moindre idée de ce qui se passe dans l’esprit d’un transgenre – car le trans serait le seul à se connaître lui-même, et il se connaitrait parfaitement (depuis toujours, depuis sa petite enfance). On peut répondre que les cis n’ont pas décidé de leur genre, il est venu d’un autre lieu, d’une assignation inconnue, d’avant leur naissance. S’ils transgressent cette assignation, ce n’est pas par leur corps, c’est par leur esprit. Virginia Woolf n’avait pas envie de changer de sexe, elle donnait libre cours à ses fantasmes. Par son interprétation, Paul B. Preciado rabat la fiction sur le réel. Il fait appel au politique pour mieux forclore l’imagination. En rejetant la psychanalyse, il rejette aussi le fantasme, l’inconscient, et même la sexualité – comme si la pure conscience du transgenre n’avait pas d’envers, comme si le non-binaire n’avait ni père, ni mère, ni passé, ni histoire, ni culpabilité, ni cauchemar, (et bien entendu ni pathologie), comme si sa carte d’identité (aussi officielle soit-elle) allait réparer toutes ses difficultés, panser toutes les blessures. Il émane du film une difficulté à vivre, une tristesse qui contredit ces espoirs. La pensée extraordinairement inventive du philosophe de la discordance vient étrangement se réfugier dans l’ordre établi par le Ministère de l’Intérieur.

  1. Le roman est dédié à la poétesse Vita Sackville-West, avec laquelle Virginia Woolf a entretenu une relation amoureuse. Il s’étend sur plus de quatre siècles de 1500 à 1928 (ce qui n’empêche pas Orlando d’avoir toujours 30 ans), année où Virginia Woolf en achève la rédaction. Déjà androgyne et réfractaire à la société patriarcale au point de refuser, en tant que courtisan, toute proposition de mariage, Orlando change de sexe au XVIIIème siècle, à Constantinople, en se réveillant femme. ↩︎
  2. Virginie Despentes a été élue membre du jury du prix Femina en juin 2015 et à l’académie Goncourt en janvier 2016. Cette reconnaissance officielle et le succès de ses romans ne l’empêchent pas de se situer encore comme une marginale, une révolutionnaire. ↩︎
  3. En 2014, Preciado s’est déclaré trans. En janvier 2015, il a décidé d’utiliser le nom « Paul B. Preciado » et d’utiliser le masculin pour s’identifier. Le 16 novembre 2016, il a changé d’état-civil et est officiellement devenu, à l’âge de 46 ans, un homme, selon le journal officiel des naissances de la ville de Burgos (Espagne). ↩︎
  4. On peut dire (sans mauvais jeu de mots) qu’il traverse tous les genres : théoricien, écrivain, commissaire d’exposition et aussi, maintenant, cinéaste. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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