Venez voir (Jonas Trueba, 2022)

« Tu dois changer la vie ! » – mais attention à la fausse couche…

Une nuit d’hiver dans le Café Central de Madrid. Deux couples d’amis dans la trentaine qui s’étaient perdus de vue depuis quelques années se retrouvent. Tous quatre semblent très émus à l’écoute d’un pianiste1 qui joue une pièce2composée pendant le confinement3Limbo – surtout Elena4, dont le visage triste, attentif, au bord des larmes, est filmé longuement, en gros plan5. Quand ils seront revenus dans leur appartement Elena dira à Daniel qui semble démoralisé : « Tu es resté dans les limbes ». Il répond : « Ce qui se passe, c’est que ça ne m’intéresse pas. Je devrais me sentir coupable pour ne pas faire ce qu’ils font ». Leurs amis, Susana et Guillermo, installés en banlieue, qui ont annoncé l’arrivée prochaine d’un bébé, insistent pour qu’ils aillent les voir. Daniel est réticent, il préfère rester dans le centre de Madrid. Dans la tradition chrétienne les limbes sont le lieu où vont les âmes des personnes non baptisées, plus particulièrement les enfants morts avant le sacrement. Daniel, qui déclare ne pas vouloir d’enfants, préfère rester dans cet entre-deux.

Venez voir, le titre du film, se présente comme une injonction. En espagnol : « Tenéis que venir a verla », Il faut que vous veniez la voir. Adressée au personnage, cette phrase renvoie à la maison à visiter, mais adressée au spectateur, elle renvoie au film, la pelicula. En ce qui nous concerne, nous avons obéi, puisque nous regardons le film. Elena et Daniel prennent difficilement le RER local qu’ils ne connaissent pas. Pendant le trajet, on entend la chanson de Bill Callahan Let’s Move to the Country. Daniel en fredonne un passage : Let’s start a family / Let’s make a baby – allusion à la grossesse qu’il s’attendent à voir à l’arrivée. Pour ce qui le concerne, Daniel murmure ironiquement ce qu’il n’a pas l’intention de faire : ni déménager pour la banlieue, ni constituer une famille, ni faire un enfant. Proches de l’âge limite (40 ans), les personnages semblent avoir renoncé à la p/maternité. Peut-être l’ambiance désabusée, désenchantée, voire dépressive du film, est-elle liée à ce renoncement. En tout cas six mois ont passé, et tous se retrouvent dans le « pavillon de banlieue »6. Susana a perdu l’enfant à la suite d’une fausse couche – encore un enfant qui restera dans les limbes. Elle confie à Elena que cette expérience l’a traumatisée, et qu’elle n’est pas sûre de vouloir la vivre à nouveau. Ils échangent des banalités, discutent d’un livre qu’Elena a beaucoup apprécié : Tu dois changer la vie, de Peter Sloterdijk7, autre injonction qui n’est pas sans rapport avec la question de la naissance. S’ils faisaient un enfant, sans doute devraient-ils venir vivre dans ce genre de banlieue, mais ils n’en font pas, ce qui explique l’atmosphère de lassitude, de fatigue, d’engourdissement du film. Il y règne une légèreté, une inconsistance8étouffantes, angoissantes. Tout se passe comme si, en l’absence de désir d’enfant, leur vie même était menacée à tout instant par une fausse couche.

Après le dîner, les quatre amis vont se promener dans la campagne. Dans ce lieu hybride, entre prairies et voie de chemin de fer, ils poursuivent vaguement leur conversation. Se retrouvant avec Guillermo9, Elena s’arrête, se soulage dans les bois. Accroupie, tout en regardant vers le hors champ où se cache l’équipe du film10, elle est prise d’un fou rire. Que lui arrive-t-il ? Le film aura commencé par sa mélancolie, son émotion triste, et aura fini par un éclat de rire inexpliqué. La promenade champêtre, pense-t-elle, est aussi ridicule, absurde que leur vie. Alors que quelques minutes auparavant elle discourait sur la thématique universaliste de Peter Sloterdijk11, Elena se retrouve dans l’herbe, vouée à satisfaire ses besoins naturels.

Les personnages vivent au présent, sans projet ni descendance. Rien ne s’impose à eux, mais rien non plus ne leur est promis. Ils s’efforcent de réfléchir, mais l’horizon est vide. Le film se présente comme le signe, le symptôme, d’une fausse couche de l’avenir, qu’ils ne peuvent ni pleurer, ni vraiment prendre au sérieux.

  1. Il s’agit de Chano Dominguez.  ↩︎
  2. La pièce musicale, intégralement conservée dans ce film de 1h04, dure 8 minutes. On peut supposer que le terme limbo renvoie aussi à la période trouble de la fin du confinement : quand il fallait encore porter des masques. ↩︎
  3. Le film a été tourné en deux séquences : trois jours en décembre 2020 à Madrid, cinq jours au printemps 2021 autour de la maison. ↩︎
  4. Interprétée par Istaso Arana, l’actrice fétiche de Jonas Trueba, qui est aussi sa compagne. ↩︎
  5. Le plan dure presque deux minutes. ↩︎
  6. Expression française, qui semble assez bien correspondre au quartier et à la maison considérée. ↩︎
  7. Livre paru en 2011 en langue allemande. Le titre reprend le dernier vers d’un poème de Rilke qui décrit l’émotion éprouvée devant la perfection du torse d’Apollon. Rilke a le sentiment d’être vu par une statue sans tête ni membre, qui lui ordonne de « changer sa vie ». « Et la pierre sinon, écourtée, déformée, / serait soumise sous le linteau diaphane des épaules / et ne scintillerait comme fourrure fauve // ni ne déborderait de toutes ses limites / comme une étoile : car il n’y est de point / qui ne te voie. Tu dois changer ta vie. »  ↩︎
  8. Citation d’Olivido Garcia Valdes énoncée en voix off dans le film : « Le réel, les êtres, le monde. Le réel, rien d’autre que la connaissance du réel »↩︎
  9. Interprété par Francisco Carril, avec lequel l’actrice avait déjà vécu une histoire d’amour dans La Reconquista, précédent film de Jonas Trueba. ↩︎
  10. On retrouvera cette équipe dans l’épilogue, un montage d’images silencieuses tournées en Super-8. ↩︎
  11. Voici l’une des citations lues par Elena dans le film : « L’idée que les intérêts vitaux communs du plus haut niveau ne peuvent être réalisés qu’à un horizon d’ascèses coopératives universelles doit forcément, tôt ou tard, retrouver une validité. Elle pousse vers une macro-structure des immunisations globales : le co-immunisme. Une structure de ce type porte le nom de civilisation. C’est maintenant ou jamais qu’il faut appréhender les règles de son observance ». ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *