Réel, intémoignable

Est réel ce dont on ne peut pas témoigner

On ne peut, en général, témoigner que de ce qu’on a vu ou entendu. Sur la foi des sens, de la mémoire, on affirme que ceci ou cela dont on est sûr, certain, est véritable, réel, authentique. Mais que dire de ce que nul n’aura pu voir ni entendre ? Personne n’en témoignera, nul ne peut rien en dire, c’est à peine si on peut le ranger dans une catégorie, l’intémoignable (un néologisme paradoxal qui sert à dire ce qu’on ne peut pas dire). Et que dire de ce qui est visible, audible, mais dont les souvenirs resteront à jamais enfouis, dont nul ne veut ou ne peut parler ? Ce serait plutôt quelque chose de l’intémoigné, autre néologisme. Il est, dans les deux cas, question du réel au sens de Lacan : l’impossible (à dire, à intégrer dans notre réalité courante). Notre vie ne cesse de buter sur ce réel immaîtrisable, inconnaissable. Il arrive que le cinéma témoigne de cette dynamique, pour autant qu’on puisse employer ce mot. Pas plus que nous dans la vraie vie, il n’accède au réel contenu, qui reste inaccessible dans la définition que j’en ai donnée, mais par ses procédures, son montage, ses fictions, il donne à cette dynamique une forme reconnaissable. 

Il est étrange que Les Espions, film réalisé par Henri-Georges Clouzot en 1957, soit presque toujours considéré comme un film inabouti, raté, le seul échec de sa filmographie, dit-on même parfois, oubliant le fiasco de L’Enfer(1964). On y trouve pourtant de manière quasi explicite la dynamique que j’essaie de présenter avec mes néologismes. Le Dr Malic est pris dans une aventure à laquelle il ne comprend rien. Manipulé de tous côtés, persuadé que le bon professeur Vogel a été assassiné, il voudrait dénoncer les espions à la police. Mais il n’a pas de preuve, et l’histoire est tellement ahurissante qu’on ne le croira pas. Certes il y a un témoin : une de ses patientes, Lucie, réputée muette. Elle voudrait tellement l’aider que soudain elle se met à parler. Réussira-t-elle à témoigner ? On comprend que non, car le téléphone se met à sonner, et aucun des deux n’ose saisir le combiné. L’intémoignable ne tient pas à la capacité de parler, mais au contenu même. Il est des appels tellement réels qu’il est impossible d’y répondre.

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