Disparu, l’ancien monde résiste

Je m’accroche à l’ancien monde, qui résiste à la disparition

Quand on parle d’un monde disparu, on joue sur un paradoxe car on témoigne du fait que ce monde n’a pas complètement disparu – puisqu’on en parle. Il suffit de l’évoquer pour que des traces ressurgissent. D’un côté, rien ne garantit que ces traces soient « authentiques », si l’on entend par ce mot la présence du monde disparu. Comme toute trace, elles ne renvoient qu’à une relique de ce monde, une parcelle restituée, un fragment de fragment, un gramme; mais d’un autre côté, rien d’autre ne peut représenter ce monde. Il faut faire avec. De très nombreux films nous montrent ce que signifie cette formule.

Dans Un tramway nommé désir (Elia Kazan, 1951), l’ancien monde reste, inviolé, dans la mémoire de Blanche DuBois, qui a perdu la maison familiale de Belle-Rêve et rejoint sa sœur Stella. Blanche doit inventer des histoires pour justifier sa soudaine irruption chez sa sœur. Elle ne se fait aucune illusion, elle ne trompe personne, mais elle doit se protéger. Elle a tellement pris l’habitude de faire semblant de vivre encore dans l’ancien monde que la crédibilité n’a plus aucune importance : elle n’a pas le choix, il faut continuer, y compris si nécessaire jusqu’à la folie. Le monde disparu ne se révèle pas dans ce qu’elle raconte, mais dans son état mental. En se débarrassant d’elle en direction de l’hôpital psychiatrique, on espère se débarrasser aussi de ce monde, mais on ne peut qu’échouer. Il revient sous forme de remords, de détresse, marqué pour toujours de la signature singulière de Blanche Dubois.

Un certain Alphonse, né en France de père portugais et de mère française, qui n’était encore jamais venu au Portugal, arrive dans le petit village d’où son père Manoel (même prénom que le réalisateur Manoel De Oliveira) s’est échappé au moment de la guerre civile espagnole. Il ne va pas très loin dans l’espace, mais il se rend compte que, dans ce Voyage au début du monde (Manoel De Oliveira, 1996), c’est un voyage lointain dans le temps. Alphonse y rencontre un autre Manoel, lui aussi réalisateur, qui revient d’exil et lui raconte ses souvenirs. C’est ainsi qu’il accède au monde disparu : de ses propres yeux, il voit le village tel qu’il est aujourd’hui, où sa tante vit toujours, mais il ne peut imaginer le monde disparu qu’en empruntant, en portant, voire en s’appropriant, les yeux et la parole d’un autre Manoel, substitut de son père. Il ne peut approcher la singularité de son père que par le biais d’une autre singularité. 

Il est des mondes qui ne s’en vont pas, mais qui au contraire s’accrochent. Il ne faut pas aller très loin pour les rencontrer, c’est le cas du monde d’aujourd’hui. Ne pouvant pas réellement se mettre en question, ne pouvant pas imaginer qu’il va soudain disparaître, il est en pleine dénégation. Dans Don’t Look up (Adam McKay, 2021), ce n’est pas de l’intérieur qu’il se défait (le climat, la perte de biodiversité), c’est de l’extérieur, par le surgissement d’une comète, mais le résultat est le même. Il y a ceux qui veulent voir et ceux qui ne veulent pas voir. Ceux qui ne veulent pas voir sont justement ceux qui sont accrochés à ce monde. Ils sont incapables de prendre leurs distances. Ils ne voient pas plus le changement climatique que les comètes. Ils ne se rendent pas compte que ce monde dans lequel ils fonctionnent est en sursis, vérolé de l’intérieur. S’ils ne voient pas la comète, c’est aussi parce qu’ils sont incapables de se dissocier d’un monde qui disparaît. 

Hélène Cattet et Bruno Forzani nous plongent dans le monde des années 1960-80 par le biais des espions, ou plutôt de l’image qui en est donnée dans les films de héros ou de super-héros, les James Bond, les giallos ou autres fabrications aujourd’hui révolues. Leur personnage sans espoir, sans enjeu ni avenir, est tourné vers la réitération des exploits passés. Il fait appel aux figures encore rémanentes en nous : les gadgets, les robes de luxe et les armes miniaturisées, mais ces objets ne sont désormais plus que des reflets dans un diamant mort – titre de leur film de 2025. Pourquoi alors leur donner une nouvelle vie sur écran ? Pour le plaisir d’afficher, encore une fois, le mot Fin. On pourrait dire que c’est jouissif, et merveilleusement stérile.

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