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Dans l’océan inépuisable de la tradition juive, on peut trouver, si l’on cherche, des sentiers à venir
Le thème de la dimension inépuisable, infinie, de l’étude de la Torah, est courant dans la tradition juive. Le Talmud est souvent comparé à une mer ou un océan dans lequel des navigateurs ou des pêcheurs plongent pour en extraire du sens, des perles, des trésors. D’innombrables sources s’y déversent, de nombreuses rivières s’y jettent. On peut s’y immerger, y nager. Sa profondeur est insondable. Elle est traversée de vagues, parcourue de courants parmi lesquels on peut se laisser porter ou pas, volontairement ou involontairement. Sans cette eau qui donne vie, on ne pourrait pas survivre. Sa surface est minime par rapport à son immensité, dans laquelle chaque goutte est un réservoir d’énergie, de pensée, de lumière, chaque couche est un abîme où l’on peut se noyer, disparaître. Sans limite, sans fond, elle n’est structurée que par les sages, les érudits, les justes, les penseurs. Des créatures connues ou inconnues y vivent, des condensations s’y produisent (les lettres), des réalités s’y irriguent. C’est un chaos dans lequel il ne faut pas hésiter à circuler, en contrôlant sa peur.
Il n’est pas surprenant que cet océan de judéités ait trouvé place au cinéma – qui lui aussi a pris la dimension d’un océan quasiment infini de films, vidéos, clips, fictions, documentaires, souvenirs de famille, found footages et productions en tous genres. La question posée, latérale mais exigeante, c’est : Qu’apportent ces films aux judéités ? Vous devinez que mon hypothèse, c’est qu’ils apportent quelque chose de singulier, de différent, que les sages de la tradition et les penseurs contemporains n’auraient pas pu apporter sans lui (sans le cinéma). Cela vaut pour le cinéma juif ou à thème juif (direct ou indirect), et aussi pour le cinéma israélien, à l’époque post-Gaza ou le nationalisme, une coalition acceptant en son sein des kahanistes, semble avoir effacé toute trace d’éthique juive. Le problème est immense, lui aussi illimité, et je ne prétends qu’en aborder des gouttes, des traces, des détails qui, peut-être, feront office d’étincelles (je n’ose écrire étincelles de sainteté, comme dit la tradition, mais étincelles tout court). Prenons par exemple, pour l’actualité, le film Yes (Oui) de Nadav Lapid (2025). Il pose d’emblée la question éthique : peut-on à la fois acquiescer à des crimes de guerre et continuer à se prétendre Juif ? Le héros de l’histoire surnommé Y répond clairement non. Quand il accepte une commande nationale en rupture avec tous les commandements de la Torah, il quitte le judaïsme, et paradoxalement quand il décide avec sa femme de quitter le pays, il redevient Juif. Laïc, alcoolique, drogué, il baigne encore dans l’océan talmudique, informe et illimité, tandis que ses interlocuteurs s’entourent de barrières, de frontières, de clôtures et de murs en tous genres. Il revient au cinéma de nous expliquer qu’un Juif doit s’immerger, plonger dans tous les courants et les sources qui conduisent à la mer. Posons la même question à un film tout à fait différent : Pi, de Darren Aronofsky (1998). Le personnage, Sam Cohen, se confronte à l’obligation de concilier les pures mathématiques, qui le conduisent au déploiement chiffré d’un 6³, et la tradition juive, qui aboutit au même chiffre (216) en mentionnant les 72 noms de Dieu qui, à 3 lettres chacun, aboutissent eux aussi au Nombre : 216. Ce n’est qu’un symbole, mais suffisamment puissant pour que le monde extérieur, la société et aussi son corps, son esprit, en soient ébranlés. Les deux nombres de la science et de la Cabale ne convergent pas seulement dans la théorie du Big Bang (proche des spéculations lourianiques), mais aussi dans la vie quotidienne – une invitation, là encore, à abolir les frontières.