Archive, trace, cinéma

Au lieu de l’archive, de la trace, vient la production quasi-fictionnelle du cinéma

Là où la trace est perdue, déficiente, insuffisante, là où elle est incompatible avec les valeurs d’aujourd’hui ou bien là où elle manque de crédibilité, il faut la complémenter, la supplémenter par une image, un commentaire, un récit. On voudrait la faire revivre mais sans le vouloir on met à la place autre chose : une archive, un monument, un texte, un substitut, et aussi, de plus en plus souvent, un film. Le cinéma ne remplace pas les autres dispositifs mémoriaux qui héritent de la trace, sa fonction est différente : il incarne, il actualise, il crédibilise, il raconte, il inscrit dans un système de pensée, une idéologie, il mythologise. Quels que soient son état de conservation ou sa valeur scientifique pour les vrais spécialistes (ceux qui écrivent des livres), la trace effacée fait son entrée par la grande porte des temps actuels : l’écran. Depuis le lieu où elle est (l’absence), elle peut assister à sa représentation, sa présence.

Ce sont parfois les films les plus sincères, les plus rigoureux, ceux qui essaient avec opiniâtreté de restituer l’authenticité d’une trace ou, en l’occurrence, d’un peuple, ce sont ces films qui révèlent le déplacement induit par le cinéma. Dans La Chute du Ciel (2024), Gabriela Carneiro da Cunha et Eryk Rocha ont passé des années à comprendre le mode de pensée des Yanomamis, ils ont impliqué dans leur travail le chaman le plus respecté et le plus compétent, Davi Kopenawa, ils ont tenté avec le personnel local l’immersion la plus complète dans une cérémonie d’hommage et de communication avec le cosmos. Le spectateur admire leur travail, il ressent empathie et émotion, mais que reste-t-il de la culture indigène après la traduction en français de la voix off ? Le geste de mémoire et de présentification est aussi un geste d’effacement. Nous avons un film, nous comprenons l’hostilité de ces gens à l’égard des Blancs, du peuple de la marchandise, mais nous n’avons aucun accès à la relation traditionnelle qu’eux ou leurs ancêtres ont entretenu avec leur forêt-mère. Cette belle cérémonie en représente une autre, plus ancienne, une archi-cérémonie effacée dès que ce peuple s’est trouvé en contact avec la civilisation des colons.

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