Calculable et incalculable sont indissociables
C’est presque devenu une banalité de dire aujourd’hui que ce monde de plus en plus mesuré, analysé, géré, organisé, balisé, financiarisé, ce monde qu’on aurait pu croire complètement maîtrisé ou contrôlé, est aussi le plus incertain, imprévisible, incalculable qui soit. Plus on a accumulé les connaissances, les pratiques et les technologies, plus on les a décrites, vérifiées, expérimentées, et plus le dérèglement s’est accentué, plus nous sommes soumis à des impondérables, des événements inattendus, d’une ampleur parfois sans précédent. Ce paradoxe vaut pour le monde dans son ensemble, et aussi pour notre vie quotidienne, courante, à plus petite échelle. Le film de Celine Song, Materialists, met en scène une marieuse, une professionnelle qui organise des rencontres (hérérosexuelles) en vue du mariage. Elle est matchmaker, son rôle est de sélectionner les hommes et les femmes susceptibles de se rencontrer (au sens fort du mot). Sa conception du rôle est méthodique, mathématique dit-elle : elle accumule les critères, les petites boîtes à cocher, et triomphe quand son travail se termine par un mariage. Le film ne montre pas seulement les limites de la calculabilité, il montre l’inéluctable : dissociation, détresse, agression. Croyant fixer le calculable, elle est conduite à gérer l’incalculable; et pour sa vie personnelle, croyant s’être débarrassée du loser sans avenir prévisible, elle est rigoureusement conduite à se remettre avec lui.