Cinéma, mal d’archive

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Le cinéma, lieu privilégié du « mal d’archive » en tant que perception immédiate, vivante, d’un monde mort

Un film est une archive multiple. 

  • Il est d’abord l’archive de lui-même : des conditions dans lesquelles il a été imaginé, tourné, monté, etc. Il y a autour de cela toute une littérature, d’innombrables commentaires, ouvrages ou making-off, qui utilisent les éléments du film et ses à-côtés comme traces de cette archive. 
  • il est l’archive de ce à quoi il se réfère – car tout film est hanté par ses références, avouées, reconnues ou non : références cinématographiques (d’autres films), autobiographiques, événementielles, fictionnelles, idéologiques ou autres.
  • il est aussi l’archive de ce qu’il tente de restituer. Un film peut recomposer sa propre époque, son temps, avec plus ou moins d’exactitude ou de décalage. Il ne fera peut-être pas plus ou moins d’erreurs que s’il est un film historique, un biopic ou autre qui reconstruit ou reconstitue artificiellement certains aspects d’un passé éloigné : après tout, dès son tournage, il est déjà dépassé, il fabrique déjà l’archive dont il a besoin. On peut remarquer que même cette archive-là, inventée avec plus ou moins de rigueur ou d’imagination, même cette imitation d’archive, est une archive. Pour le spectateur, elle tient lieu de passé.

Tout, dans le film, est archivage, et en même temps tout est mal d’archive. L’archivage est toujours mis en échec : il est approximatif, faux, mensonger, erroné, infidèle, etc. Considéré comme archive, il est un semblant d’archive, une simulation qui ne trompe personne car au fond c’est ce que nous voulons, une archive qui nous convienne, l’archive que nous désirons. Ce que nous considérons comme trace est toujours, en même temps, un effacement. C’est triste et en même temps souhaitable, car il faut que nous nous y retrouvions.

L’Agent Secret, de Kleber Mendonça-Filho (2025), cumule ces différentes modalités. Flavia est une jeune historienne qui vit à l’époque du tournage (2025). Elle découvre une bande magnétique enregistrée en 1977. Entendre une voix, c’est se situer virtuellement à l’époque où elle a été émise, et c’est ce que fait le film : il nous montre, in vivo, les événements de 1977. Bien entendu cette bande magnétique a été fabriquée, puisque ce film est une fiction – et pourtant, pour nous, elle opère comme marque d’authenticité. Les nombreuses invraisemblances ne nous dérangent pas, car nous avons décidé de considérer le film comme l’archive d’une époque et d’un lieu dans lesquels nous n’avons pas vécu, et sans doute n’aurions-nous pas souhaité vivre. Mais la magie opère : le Recife de 1977 prend vie avec autant de crédibilité que le Recife de 2025. La trace hante le cinéma sans jamais pouvoir être authentifiée. Tout en étant la trace véritable d’une chose, elle est la trace d’autre chose. En faisant comme si, elle opère comme homologation, certification, tout en discréditant, dégradant ce qu’elle promeut. Dans le film intitulé L’Agent Secret, Armando n’est pas un agent secret, et pourtant il est assassiné comme si il en était un. Le fils Sébastian ne sait presque rien de son père, n’en a aucun souvenir. Il accueille son histoire par un silence. Finalement le meurtre aura laissé une trace arrivée ailleurs, autrement. Racontée par d’autres, elle sera revenue à Recife, advenue comme trace, par hasard. Mais tout cela est inventé de toutes pièces, ce n’est qu’une fiction.

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