Déprise, extériorité

Il faut, pour se dégager de l’emprise, une extériorité

Il n’est pas rare que, dans les luttes de pouvoir, le vainqueur qui prétendait agir différemment finisse par imiter celui qu’il remplace. Un dictateur est remplacé par un autre dictateur, un homme de droite par un autre homme de droite, un exploitant par un autre exploitant. Quand elle est frontale, la confrontation (comme l’indique son nom) ne confronte que des clones. Pour qu’un nouveau pouvoir transforme un régime, une organisation ou un fonctionnement, il faut qu’il ait été, dès le départ, y compris dans la lutte, essentiellement différent de celui qu’il critique. Il faut qu’il ait introduit un décalage inconnu, une extériorité cachée, un paradigme invisible et incompréhensible à celui qu’il combat. Il n’y aura de véritable changement que si ce paradigme est déployé, indépendamment de l’ancienne logique. 

L’échec de Kornev dans le film de Sergueï Loznitsa, Deux procureurs (2025), tient à l’absence d’une telle altérité. Kornev est choqué par la corruption, l’incompétence, l’injustice qui règnent dans sa région de Briansk. En bon communiste convaincu que la ligne du Parti est juste, il demande une audience au procureur général de Moscou, Vychinski, qui décide immédiatement de l’éliminer. S’il échoue, ce n’est pas à cause de sa sensibilité différente, c’est parce qu’il était incapable d’imaginer un mode d’action extérieur au régime dominant, tel qu’il fonctionnait en 1937. Voulant lui aussi pérenniser et purifier le pouvoir révolutionnaire, prenant au sérieux les déclarations des autorités, il n’avait rien d’original, aucun extériorité à proposer. Sans doute, s’il l’avait eu, ne se serait-il pas confronté face à face avec Vychinski.

Dans un autre cas d’emprise absolue décrit par Duwayne Dunham, sous la dictée posthume de David Lynch, la même année 2025, Legend of the Happy Worker, l’altérité arrive sous la forme d’une simple question posée par le jeune Joe : Pourquoi ? Les ouvriers de cette mine en plein air vivaient heureux, ils ne revendiquaient rien et creusaient chaque jour leur part de trou. Tant qu’ils ne se sont pas posé cette question, ils sont restés sous l’emprise du propriétaire, Goose. Mais la simple question indéfinie, Pourquoi ?, finit par casser la répétition. Même si rien ne change, même si tout le monde continue à creuser comme avant, elle met en cause les méthodes, les buts, les résultats. Elle ouvre à des interrogations sur la culture, le savoir, la métaphysique, la politique, etc. C’est ce subtil décalage qui fait que le nouveau pouvoir ne sera jamais comme l’ancien.

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