Déprise, extériorité

Il faut, pour se dégager de l’emprise, une extériorité

IQuelles que soient sa nature ou son époque, qu’il soit brutal ou insidieux, le pouvoir repose sur un certain degré de consentement ou d’emprise. Même vécue comme violence ou persécution, l’emprise est difficile à combattre. Il faut ruser, se décaler, se différencier, refuser d’imiter l’adversaire. Il n’est pas rare qu’au lendemain d’une victoire, le vainqueur qui prétendait agir autrement finisse par imiter celui qu’il remplace. Un dictateur est remplacé par un autre dictateur, un homme de droite par un autre homme de droite, un exploitant par un autre exploitant. Quand elle est frontale, la confrontation (comme l’indique son nom) ne confronte que des clones. Pour qu’un nouveau pouvoir transforme un régime, une organisation ou un fonctionnement, il faut qu’il ait été, dès le départ, y compris dans la lutte, essentiellement différent de celui qu’il critique. Il faut qu’il ait introduit un germe inconnu, une étincelle inédite, une extériorité cachée, un paradigme invisible et incompréhensible à celui qu’il combat. Il n’y aura de vrai changement que si ce paradigme séparé de l’ancienne logique se déploie de lui-même.

  • Sans extériorité, pas de déprise.

L’échec de Kornev dans le film de Sergueï Loznitsa, Deux procureurs(2025), tient à l’absence d’une telle altérité. Kornev est choqué par la corruption, l’incompétence, l’injustice qui règnent dans sa région de Briansk, à l’époque des procès de Moscou (1936-38). En bon communiste convaincu que la ligne du Parti est juste, il demande une audience au procureur général de Moscou, Vychinski, qui l’écoute avec attention et décide immédiatement de l’éliminer. Cet échec n’est pas dû à l’originalité de ses idées, mais au contraire à son incapacité à imaginer une problématique extérieure au régime dominant. Sa sincérité fait de lui un fonctionnaire encore plus dévoué. Voulant lui aussi pérenniser et purifier le pouvoir révolutionnaire, prenant au sérieux les déclarations des autorités, il n’est qu’un clone supplémentaire du pouvoir. S’il s’était senti extérieur, sans doute ne se serait-il pas confronté face à face avec le principal exécutant de la Grande Terreur.

Noah Baumbach décrit dans son film de 2025 Jay Kelly une parodie d’extériorité qui ne peut conduire à aucun changement. L’acteur célèbre est mal à l’aise dans son rôle, il est fatigué de faire semblant et voudrait renouer avec ses filles dont il s’est peu occupé, mais il n’y arrive pas. Elles le renvoient à son statut, qui à leurs yeux n’a pas changé. Rompant avec ses engagements, il finit par rejoindre l’une d’elles lors d’un voyage en Europe. Personne ne comprend son geste, toute son équipe l’abandonne, et finalement ce qui lui reste n’est rien d’autre que sa carrière d’acteur qu’il voulait abandonner. Il ne suffit pas de se rapprocher de sa famille pour rompre avec une longue carrière. Sans un autre projet, une autre positivité, il n’y a pas de déprise.

  • Des extériorités diverses, hétérogènes

Dans un cas d’emprise absolue décrit par Duwayne Dunham, sous la dictée posthume de David Lynch, Legend of the Happy Worker (2025), l’altérité arrive sous la forme d’une simple question posée par le jeune Joe : Pourquoi ? Les ouvriers de cette mine en plein air vivaient heureux, ils ne revendiquaient rien et creusaient chaque jour leur part de trou. Tant qu’ils ne se sont pas posé cette question, ils sont restés sous l’emprise du propriétaire, Goose. Mais la simple question indéfinie, Pourquoi ?, finit par casser la répétition. Même si rien ne change, même si tout le monde continue à creuser comme avant, elle interroge les méthodes, les buts, les résultats. Elle ouvre à des interrogations sur la culture, le savoir, la métaphysique, la politique, etc. C’est ce subtil décalage qui fait que le nouveau pouvoir ne sera jamais comme l’ancien.

Dans le film de Pier Paolo Pasolini, Teorema (1968), les cinq habitants d’une maison bourgeois milanaise, père, mère, fils, fille et bonne ne posent même pas la question du pourquoi. La simple présence du visiteur révèle la vacuité de cette maison si bien régulée, si bien organisée, autrefois dominée par un père que nul ne conteste. Il y a, pour les cinq, déprise absolue, sans qu’on sache exactement de quoi était faite l’emprise. L’idéologie commune, incontestée, ne faisait plus lien, mais ils ne le savaient pas encore. On peut même se demander si, après être partis, ils le savent. L’emprise peut se décomposer, se défaire, s’oublier dans l’indifférence générale, elle peut sombrer sans même une pichenette. Alors la déprise est elle aussi indéterminée (peut-être encore plus); elle n’ouvre sur rien de précis, sur aucune autre emprise.

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