Pour rompre le cycle de la dette, il faut mettre en jeu un élément tout autre, absolument étranger
La vie en société, en communauté, en famille, en groupe, toutes les formes de lien social impliquent des échanges, des relations, des engagements mutuels. Ces relations ne sont pas toujours symétriques, mais elles ne sont jamais dépourvues de réciprocité. Si je t’apporte quelque chose, je m’attends à ce que toi aussi tu m’apportes quelque chose, même si c’est différent, hétérogène, difficilement comparable. Si nous ne nous inscrivions pas dans ce réseau que je nomme cycle de la dette, nous ne pourrions pas survivre. L’engagement n’est pas un artefact, il est spontané, nécessaire, il contribue à faire de nous des humains. On ne peut y échapper sans se sentir coupable, sans redouter une forme ou une autre de punition. Le droit, l’organisation, la hiérarchie, le pouvoir, sont indissociables de ces échanges qu’ils viennent conforter. C’est le principe même de la vie en commun, du contrat, de l’association, de l’économie. Il n’y a rien d’automatique ni de perpétuel dans ce cycle. Il peut dérailler, dysfonctionner, se déséquilibrer, affaiblir voire détruire des sociétés, des cultures, des civilisations. Il suffit qu’il soit ressenti comme inefficace, injuste ou illégitime, il suffit qu’il ne réponde plus aux besoins et crée plus de problèmes qu’il n’en résout, il suffit que d’autres cycles, incompatibles, se mettent en place. Il arrive un moment où il faut l’arrêter, l’interrompre, créer les conditions pour qu’un autre se mette en place.
La rupture du cycle est dangereuse, compliquée, douloureuse. Elle ne provient pas du cycle lui-même, mais de l’extérieur. On ne sait jamais à l’avance si elle sera bonne ou mauvaise. Elle implique un moment unique, singulier, de suspension des engagements et des arrangements, un moment inquiétant qui donne un sentiment de vide, de lévitation. Il se pourrait qu’au cours de notre siècle, 21ème, ces moments se multiplient, et que le cinéma soit un lieu privilégié pour les repérer ou les mettre en scène. On peut citer à ce sujet de nombreux films, dont on trouvera une liste (non limitative) à cette adresse. Je m’intéresse ici au cas où un facteur étranger, déstabilisant, déclenche cette suspension. Dans le film de Guan Hu, Black Dog, c’est un chien noir, un lévrier. On ignore pourquoi Lang a décidé de revenir dans sa ville natale après dix ans de prison pour meurtre. Il avait ses raisons, peut-être pas très claires, une envie de revoir les lieux de son enfance, de son ancienne notoriété ou de reprendre le cours d’une vie qui avait été interrompue. En tout cas la rencontre du chien n’était pas anticipée, il n’aurait même pas pu l’imaginer. Sans cette rencontre, il n’aurait pas accompli ce qui finalement s’est imposé à lui : annuler, neutraliser toutes les dettes agrégées en ce lieu, non pas les dettes financières car il n’en a pas, mais les dettes morales, familiales, psychologiques, les souffrances et les culpabilités. Par son simple mutisme que partage Lang, le chien décale les problématiques, anéantit les obligations. Lang retrouve son père, assiste à sa mort, se réconcilie avec les proches de son ancienne victime, rompt avec ses fiertés et ses illusions passées. Le chien trépasse et lui laisse un chiot à prendre avec lui comme preuve, témoignage d’un moment qui lui fait découvrir, non sans surprise, sa liberté.