Quand s’écroule tout ce qui pourrait nous porter, restent les spectres
À tort ou à raison, nous sommes nombreux à éprouver le sentiment de fin d’un monde, d’effacement des valeurs, des institutions ou des croyances qui nous ont portés depuis notre enfance. Les figures, les symboles, les autorités, les modèles auxquels nous songions sont relégués dans un autre lieu, entre vie et mort, un lieu spectral. Plus d’un film témoigne de ce mouvement, et depuis longtemps. Dans Un Tramway nommé désir(Elia Kazan, 1951), une maison a été vendue, et avec elle c’est tout un monde qui a disparu. Stella DuBois et Stanley Kowalski ont refait leur vie à la Nouvelle-Orléans et acceptent chez eux Blanche, la sœur de Stella, avec une certaine mauvaise volonté. C’est la représentante d’un autre monde qui refuse d’admettre qu’il a disparu, qui fait semblant de vouloir le prolonger en sachant pertinemment que ses affirmations n’ont aucune crédibilité. On la supporte plus ou moins, jusqu’au moment où on la laisse partir à l’hôpital psychiatrique. Tel est le destin des spectres qui n’ont plus d’avenir. Mais il est rare qu’ils se laissent éliminer avec autant de facilité. Les puissances spectrales ont cette particularité de croire qu’elles sont encore porteuses d’avenir, même contre toute évidence. Elles sont plus résistantes qu’on peut l’imaginer, elles protestent, elles retardent leur disparition avec une certaine efficacité. Wojciech Has a fait de la notion de temps retardé le fondement du film qu’il a tiré des romans de Bruno Schulz, La Clepsydre (1973). Józef a installé son père Jakub dans un sanatorium où il est sensé passer ses derniers jours, mais ce sont des jours qui s’éternisent, qui refusent de passer définitivement. Des boucles temporelles en tous genres les reconduisent sans cesse à la surface, plongent le présent dans un passé obsédant dont Józef est incapable de se débrancher. Ce passé, plus séduisant que l’actualité, plus diversifié, plus inventif, le déborde tellement qu’il ne peut plus s’en passer. Flottant d’une bulle imaginaire à l’autre, il finit par perdre toute orientation et même la vue. À la fin du film, c’est un aveugle qui traverse le cimetière en essayant de s’enfuir. C’est ce qui arrive quand le présent a perdu toute crédibilité et que les spectres, tout en restant spectraux, finissent par récupérer l’essentiel du pouvoir.