Implorer pour l’éthique

Emportés dans la déconstruction en cours, nous pleurons, nous implorons – premier pas vers une autre éthique, encore inconnue

On pleure beaucoup au cinéma. Faire pleurer un acteur, c’est marquer son émotion, sa vulnérabilité, son impuissance. C’est souligner les tensions, les dilemmes inimaginables, les situations intenables, les douleurs insupportables, que doivent traverser les personnages. C’est inciter le spectateur à partager ces émotions tout en restant à l’abri, bien assis dans son fauteuil. Pleurer, en soi, n’a aucune signification précise. On peut pleurer de désespoir ou de joie, pleurer par dépit, par rage, par détresse ou par perte de repères. On pleure quand on ne peut plus répondre, quand toute action serait dérisoire, hors sujet, quand il est devenu inutile d’élaborer des stratégies ou des combinaisons. On pleure quand un univers a disparu (un mode de vie, un lieu, ne personne aimée), quand un monde s’est effacé, quand un réseau d’attachements ou de relations s’est effondré. Mais alors, si quelque chose se termine, autre chose peut commencer. Telle est la signification de l’imploration associée aux pleurs. Ne pouvant plus rien faire moi-même, je supplie. Il fut un temps où l’on priait des dieux ou des idoles, mais rares sont ceux qui, de nos jours, savent à qui adresser leur prière. Nous sommes d’autant plus accablés que bien que nous n’ayons personne à implorer, nous implorons. 

Ainsi en va-t-il dans la quadrilogie de Krzysztof Kieślowski (La Double Vie de VéroniqueBleuBlancRouge, 1991-94) dont les quatre films se terminent par des pleurs. Confrontés à des tensions, des situations inhabituelles, des injonctions paradoxales, les personnages ne savent qui implorer pour qu’advienne un monde dissocié de ce qu’ils ont vécu jusqu’alors : vivre avec un autre soi, inouï, s’ajoutant au sien propre (Véronique), accepter sa singularité au moment même où l’on assume un héritage (Julie), exiger un amour inconditionnel alors qu’on vient de forcer cet amour par une ruse, un piège (Karol), inviter une autre à vivre l’amour dont on a soi-même été privé (Joseph). Se sentir porter des valeurs auxquelles, jusqu’alors, on avait été étranger, c’est un choc, une épreuve. Les pleurs témoignent de l’incertitude, et aussi d’un franchissement, de nouvelles règles sur le point de s’instaurer, de ce qu’on peut, éventuellement, nommer une autre éthique, quoiqu’hétérogène, vaguement flottante et suspendue à l’avenir.

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