On ne peut vivre sans préserver l’inquestionnable
On recommande souvent, notamment aux enfants, de poser des questions. C’est positif, c’est sain, une preuve de curiosité, d’ouverture au monde, mais d’une part, toutes les questions ne sont pas bonnes à poser – il est recommandé, y compris aux enfants, de faire un peu attention à ce qu’ils demandent. Et d’autre part, cela exclut une autre interrogation bien plus délicate, plus gênante : Y a-t-il de l’inquestionnable ? On peut prendre cette question-là (qui est une question, bien entendu), de différentes façons. Y a-t-il quelque chose que l’on ne puisse pas questionner à cause de sa nature, son essence ? Ou bien : existe-t-il des questions interdites, qu’on n’aurait pas le droit d’interroger ? Ou encore : y a-t-il quelque chose qu’il est dangereux de questionner ? Le simple fait qu’on puisse poser ces questions-là, laisser venir la question de la question, montre que la positivité du questionnement n’a rien d’évident. On a souvent constaté que seules les questions dont on anticipe déjà la réponse peuvent être posées – car on n’a pas idée des autres, celles qui risquent la surprise, le dérangement, le déplacement, voire pire.
Le pire est frôlé dans un film que David Lynch a repoussé pendant plus de 30 ans avant de le confier, en tant que producteur exécutif, à Duwayne Dunham, Legend of the Happy Worker (2025). Quand d’honnêtes travailleurs, bien vivants et aussi heureux que possible, posent la plus simple des questions, Pourquoi ?, c’est tout l’édifice d’une vie communautaire, sociale, économique (et autres) qui risque de s’effondrer. L’affaire est grave, plus grave qu’on ne l’imagine, et d’ailleurs Lynch a disparu juste avant le tournage. On suppose qu’il n’y a pas de hasard et on préfère ne pas demander Pourquoi ? Pourquoi vivons-nous ? Pourquoi nous épuisons-nous à produire les conditions de notre survie ? Pourquoi fabrique-t-on des films, les diffiue-t-on et les commente-t-on ? Pourquoi le simple fait de faire surgir cette interrogation peut nous paniquer, nous déprimer ? On connait la citation d’Angelus Silesius, La rose est sans pourquoi, et on est tenté de la généraliser. S’il n’y a pas de pourquoi à la rose, pourquoi y a-t-il une rose ? Et pourquoi creuser la terre pour en soutirer les richesses ? Le film ne répond pas, et pour cause.