Un Quoi sans monde

Quand le « Quoi » prévaut sur le « Qui », on ne peut plus acquiescer au monde

L’anthropologie la plus récente (Bruno Latour, Philippe Descola, Charles Stépanoff et autres) montre que pendant la plus grande partie de leur évolution, les humains n’ont pas considéré les éléments de leur environnement (animal, végétal ou minéral), leur « milieu », comme une addition d’objets, mais comme des personnes, des « Qui », des êtres auxquels on peut s’adresser, avec lesquels l’échange est réciproque car ils méritent autant que nous de vivre et/ou d’occuper leur place, des individus tous différents qui détiennent un savoir, leur propre rapport au monde, vis-à-vis desquels chacun d’entre nous a une dette dont il ne peut pas s’acquitter sans tenir compte de l’autre. Avec la modernité, la technique, l’industrie, le capital, le commerce, une large partie de ces « Qui » est transformée en « Quoi », c’est-à-dire en objets sans âme, sans droits, prêts à être exploités ou consommés à volonté. Autour de nous, il ne reste que peu de « Qui » : peut-être quelques oiseaux ou animaux domestiques, quelques congénères, arbres ou végétaux avec lesquels nous entretenons un embryon de dialogue. Nous oublions que lorsque le monde est entièrement composé de « Quoi », la vie risque fort de devenir impossible (il n’en va pas seulement du climat, mais de chacun des micro-aspects de la vie). C’est ce qui arrive à Matsuoka dans le film de Kiyoshi Kurosawa, Chime (2024). L’homme entend un bruit étrange dont il ne connaît pas l’origine, dont il ne comprend ni la cause, ni la justification. N’étant pas une voix, le bruit ne devrait pas avoir d’autre impact que l’assourdissement, mais il n’en va pas ainsi. Le bruit l’oblige, le contraint, lui fait commettre des actes injustifiables, et pas seulement lui : par un effet de contagion, d’autres personnes autour de lui sont affectées, ce qui conduit à des actes violents, soit contre soi-même (suicide), soit contre les autres, quand lui-même tue de plusieurs coups de couteau dans le dos une de ses jeunes élèves, sans raison véritable et sans remords, sauf un énorme cri de bête lorsque le fantôme de la personne tuée se manifeste. C’est un monde où tout finit par être transformé en « Quoi », y compris les êtres humains, y compris l’épouse ou le fils. Un tel monde conduit, inéluctablement, à l’obscurité.

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