Quadrilogie de l’éthique à venir : La Double Vie de Véronique, Bleu, Blanc, Rouge (Krzysztof Kieślowski, 1991-94)

Pour ouvrir une autre éthique, il faut pleurer, implorer
À la trilogie des trois couleurs, Bleu–Blanc–Rouge, datée de 1993-1994, il est courant d’associer le film qui a immédiatement précédé, tourné lui aussi entre la France et la Pologne, en 1991, La Double Vie de Véronique. Il y a dans ces quatre films des points communs manifestes : une jeune femme, une histoire d’amour, un style, une insistance sur les couleurs, et aussi (peut-être surtout) quelques larmes dans la séquence finale. Je voudrais tenter de partir de cette particularité, la scène finale de pleurs, pour interpréter la série. Plus encore que le langage ou la connaissance de la mort, les pleurs sont une spécificité strictement humaine. Pleurer, c’est détourner la fonction de l’œil (la vision, le repérage, l’orientation, l’anticipation) vers une toute autre fonction, l’imploration. C’est lâcher le contrôle procuré par la vision, avouer son manque de maîtrise, son impuissance, sa vulnérabilité. Il y a dans les pleurs l’aveu d’un aveuglement, d’une perte de vision qui dissocie du présent, en appelle à un autre monde, inanticipable. On peut dire de ces quatre films qu’ils introduisent à quatre champs différents, sur quatre modes différents qui construisent, peut-être, une éthique, voire une éthique à venir. Quatre films pour quatre séquences de pleurs, quatre films pour quatre champs : supplémentarité, singularité, aimance, bénédiction. Selon l’analyse proposée, la quadrilogie1 de Krzysztof Kieślowski ouvrirait, après le Décalogue(1988), le chapitre d’une autre éthique dans ces quatre orientations.
1- Supplémentarité. Lorsque Véronique se rend compte de l’existence effective de cette autre personne indissociable d’elle-même, dont elle avait deviné l’existence, senti la présence, sans jamais pouvoir s’en assurer, elle est prise d’une crise de larmes (vers 1h:25). Sur la photo que son ami Alexandre a trouvée dans ses affaires, prise lors d’une visite touristique à Cracovie, elle se reconnait tout en sachant que ce ne peut pas être elle, puisque l’autre personne porte un manteau qui n’est pas le sien, et qu’en outre c’est elle qui a pris la photo. L’autre, la Polonaise, dont nous savons qu’elle se nomme Weronika, c’est un soi qui s’ajoute à son propre soi, une autre réitération d’elle-même qui vient en plus de ce qu’elle a vécu jusqu’ici, de ce qu’elle a été. Elle a toujours soupçonné cette autre du dehors, mais elle ne s’attendait pas à en découvrir la trace, la confirmation. Elle pleure car elle devra porter le poids de cette part d’elle-même dont elle a vécu la mort sans qu’elle disparaisse vraiment. Il n’y aura de terme ni à son deuil, ni à l’exigence de vivre, en plus de la sienne, cette autre vie.
2- Singularité. Ce qui fait pleurer Julie, à la fin de Bleu, ce n’est pas la mort dans un accident de Patrice, son mari, et de sa fille. Elle a pris acte de cet événement par un moment de retrait, d’effacement. Elle pleure parce qu’elle a découvert qu’elle ne reviendrait jamais à son ancienne identité, Julie de Courcy. L’épouse dévouée, qui annotait et recopiait les partitions de son époux compositeur, la mère de famille, la bourgeoise qui vivait entourée d’amis et de domestiques, s’est effacée devant l’autre Julie, Julie Vignon, qui doit tout reprendre à zéro avec une mère qui ne la reconnait pas et un nouveau compagnon qui n’est pas son mentor, mais son égal. Elle n’aura pu entamer son deuil qu’en se reconnaissait, dans le même mouvement, héritière de Patrice et complètement différente de lui, libre et autonome. Entre ces deux exigences, la tension est si forte qu’elle ne peut que céder émotionnellement. Il y a toujours un prix à l’émergence d’une singularité.
3- Aimance. Il s’appelle Karol Karol, il pourrait avoir quelque ressemblance avec Charlie Chaplin (tout le monde ne voyage pas de Paris à Varsovie dans une valise) et, comme Charlot, il ne fait pas les choses à moitié, quand il aime, il aime vraiment, inconditionnellement. Quelques que soient les désillusions, les humiliations et les difficultés, il aime Dominique, il fera tout pour qu’elle réponde à son amour, même s’il n’ignore pas que l’éventuel amour qu’elle pourra avoir pour lui ne sera jamais du même type, car il n’est que l’effet, la conséquence de ses actes à lui, ses ruses, les pièges qu’il lui tend. La fin du film Blanc pourrait ressembler, pour lui, à un succès, et pourtant il pleure. Elle est revenue vers lui attirée par l’argent, elle prend acte de ses capacités, de son intelligence, de sa persévérance. Elle affirme qu’elle l’épousera en sortant de prison. Il l’entend, il est ému, tout en reconnaissant la dissymétrie entre son obligation d’aimer, son aimance, et l’attitude de Dominique, suspendue à une contrainte. Elle est dans l’échange, tandis qu’il est dans l’acquiescement primordial, irrésistible et irrépressible.
4- Bénédiction. Joseph Kern, juge à la retraite, est un personnage assez déplaisant du dernier film, Rouge. Il vit seul et passe son temps à espionner ses voisins – un passe-temps qui ne lui rapporte rien mais conforte sa misanthropie, dont il fait étalage en toute occasion. Cette personnalité contraste avec la générosité, la compassion dont fait preuve Valentine Dussault, 25 ans, qui lui rapporte sa chienne Rita qu’elle a heurtée sans le vouloir dans la nuit de Genève. Entre eux se noue une relation improbable dont on ne peut comprendre la logique qu’a posteriori. Pour réparer l’échec d’un amour de jeunesse, Kern incite Valentine à faire un détour par la mer pour rejoindre le petit ami qu’elle croit aimer. Il crée les conditions pour qu’elle rencontre un autre jeune homme, étudiant en droit, qui n’est autre que son double. Trop vieux pour séduire Valentine, il ouvre la possibilité qu’elle puisse réussir une vie conjugale qui lui a été refusée. Sans intervenir directement, il tente une transmutation de son propre échec en le transformant en bien pour autrui. Habitué à maudire les autres, il s’efface enfin devant eux. Sans doute ce moment est-il, pour lui, inespéré. Il lâche en même temps un sourire, et une larme.
Chacun perçoit, dans l’interminable épuisement des temps modernes, la nécessité d’un basculement éthique, mais nul n’en connait la consistance, l’exigence, les détails. Ils s’imposeront peu à peu, ils bousculeront ceux qui imaginent qu’il suffit de revenir en arrière pour répondre à l’inarrêtable déconstruction en cours. La quadrilogie de Krzysztof Kieślowski ne propose aucune solution, mais implore : Tu dois, par aimance ou bénédiction, laisser venir le supplément, le singulier. Il n’y a là ni loi ni règle, mais une ouverture. En se terminant par des pleurs, les quatre films invitent à entendre la douleur, la tension devant l’émergence de ce qui n’est pas encore clairement énoncé. Les rapides changements politiques de la fin des années 80 laissent insatisfaits, interrogatifs. Ce n’est pas la devise de la République française qui donnera la solution, mais elle oblige encore à penser, pour autant qu’elle accueille de nouveaux récits.
- Si l’on peut employer ce mot, quadrilogie, pour des ouvrages qui ne relèvent pas du logos. ↩︎