Déprise absolue : la mort

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Vivre, c’est être sous l’emprise d’un monde; on peut s’y soustraire en se singularisant, mais la déprise absolue est impossible, sauf la mort

Nous naissons chacun dans un monde avec son environnement, sa culture, son langage, ses obligations, ses interdits, ses coutumes, son rapport au corps, ses sensations et ainsi de suite. À cela nous ne pouvons pas échapper, nous n’avons pas le choix, volontaire ou pas c’est une servitude à laquelle nous sommes soumis, une emprise si diversifiée, si vitale, si profonde, si démultipliée que nous ne nous en apercevons même pas. Mais chacun est singulier, unique, chacun suit sa voie, ce qui ouvre la possibilité de déprises fragmentaires, partielles, de moments de dépaysement, d’interrogation ou de malaise qui peuvent être momentanés, éphémères, ou plus durables. Quand ce monde auquel nous avons l’habitude de faire confiance se fissure, quand il devient moins protecteur, quand nous avons le sentiment de ne plus comprendre ce qu’il apporte ou comment il fonctionne, quand au lieu de nous sécuriser il nous déstabilise, alors se pose la question de la déprise. On peut la vivre comme désagrément, difficulté passagère, inadaptation ou pathologie, mais on peut aussi la vivre comme menace qui demande réponse, ce qui peut conduire à des révoltes, des revendications, ou plus sobrement des pensées qui peuvent se décliner sur les plans éthique ou politique. L’ampleur de la déprise, consciente ou inconsciente, peut varier, sachant que bien entendu nul ne peut se soustraire totalement au monde de sa naissance. Une déprise totale, intégrale, obligerait à un deuil absolu, une mort sociale, inhumaine. Sans aller jusque là, il arrive que la seule réponse à une situation intenable ou délétère soit un certain degré ou une certaine modalité de déprise.

Il aura fallu que Franz Kafka ait expérimenté sur lui-même ce type d’emprise, intenable et délétère, pour qu’il ait imaginé de se transformer en cafard ou en scarabée, se déprendre du monde humain en s’en fabriquant un autre, inventé mais suffisamment crédible pour que des millions de lecteurs s’y soient identifiés. Il s’est senti étranger, inadapté, coupable. Dans son roman Le Procès tel qu’Orson Welles l’a mis en scène (1962), il se dit plusieurs fois innocent, d’une innocence ambiguë toujours indissociable de la culpabilité. Il s’affirme comme individu sans jamais reprendre le contrôle ni trouver le chemin qui lui serait propre. Pendant toute sa vie il aura été impuissant, désorganisé, déconstruit, sans aller jusqu’à se révolter frontalement. Il décrit l’absurdité du monde, en raconte les couloirs, les labyrinthes, les bureaucraties, les lâchetés, mais il y reste enfermé, sans jamais tenter d’en sortir. Même l’idée du suicide ne semble pas l’effleurer. Une force inconnue, une archi-force l’invite à l’éloignement, la déprise, se présente à lui comme une autre loi, tandis qu’une autre force, archi-force elle-même, le contraint à respecter le pouvoir qui l’opprime – et finalement la seule solution, par laquelle l’écrivain avait, dit-on, commencé à écrire le roman, c’est son assassinat, sa mort. Il précise qu’il meurt comme un chien, avec la sensation que la honte lui survivra. La déprise restera impossible, même au-delà de la mort. On sait qu’en vérité Franz Kafka a succombé à la tuberculose, un mois avant son 41ème anniversaire. Dans le film Kafka de Steven Soderbergh (1991), il mène une enquête quasi policière qui le conduit à perdre toute confiance dans les autorités. Il ne proteste pas, ne se révolte pas, fait semblant de s’incliner, mais on voit sa santé se dégrader de plus en plus, comme si la déprise s’emparait de son corps. On sent qu’il n’y aura pas, après cela, de honte après la mort, mais une rupture brutale. En 2025, juste un siècle après la mort de Kafka, Agnieszka Holland a réalisé un biopic qu’elle a intitulé Franz K. Pourquoi ce film, à ce moment-là, après l’élection de Trump, en pleine crise climatique, quand s’effondre la confiance des populations dans les régimes d’Occident, démocratiques et libéraux ? Ce film peu convainquant est l’expression d’une déprise plus générale. Faudra-t-il que nous mourrions pour nous débarrasser de ce monde ?

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