Saute ma ville (Chantal Akerman, 1968)

Pour survivre à son suicide, il faut être la réalisatrice, pas l’actrice ni le personnage – il en reste un film

On décrit souvent ce film en disant que Chantal Akerman se suicide, mais ce n’est pas tout à fait exact, car Chantal Akerman est dédoublée, et même détriplée. Il y a le personnage dont on ne connait pas le nom, l’actrice Chantal Akerman qui interprète le personnage, et la réalisatrice Chantal Akerman qui signe le film. Le personnage meurt, mais pas la réalisatrice (ni l’actrice). La preuve : après le noir de l’explosion, on entend encore la voix chanter. Ce n’est ni le personnage, ni l’actrice, donc c’est la voix de la réalisatrice. En montant l’escalier, le personnage ne parle ni ne chante, il a les lèvres closes – donc le chantonnement (ironique) vient d’ailleurs. Un suicide a lieu dans le récit, le suicide du personnage, mais le suicide de la réalisatrice n’est même pas évoqué. À cause de la confusion de ces rôles dans la même personne, on ignore quand se termine le film. Après l’explosion ? Après le chantonnement ? Après le générique ? C’est incertain. D’ailleurs il y a un titre (SAUTE MA VILLE), un sous-titre (pour Claire), un mot d’introduction (RECIT), mais pas de mot « fin ». Il est question de suicide, mais il n’est pas question de fin. L’aventure continuera jusqu’à un autre suicide, celui de la réalisatrice, le 5 octobre 2015. On peut dire qu’entre l’explosion et la fin, 47 ans ont passé.

Même s’il ne chantonne pas, le personnage est gai, il semble s’amuser. La jeune femme a tout prévu, elle a préparé une bonne blague, elle va s’amuser. Elle jette par terre les ustensiles de cuisine, se cire les jambes, se maquille avec de la mayonnaise, mange sa ration de pâtes. Les objets sont méthodiquement détournés de leur usage. Le sol est inondé puis soigneusement nettoyé (pourquoi ?). Pour éviter qu’on vienne la chercher dans la cuisine, elle ferme à clef, et pour plus d’efficacité, elle a prévu de boucher tous les trous, de colmater toutes les fentes. Ainsi le gaz ne s’échappera pas. C’est quasiment scientifique, comme étaient scientifiques les calculs des nazis dans les chambres à gaz. Si tout est bien organisé, prévu à l’avance, tout disparaitra. Les nazis en ont fait autant : avec eux, il n’y a pas que les immeubles qui explosaient, mais tout le pays. Chantal Akerman (la réalisatrice) l’a dit plus d’une fois : elle est née avec un trauma, le trauma de sa mère déportée, qui a laissé (abandonné) ses propres parents à Auschwitz. Pour conjurer ce trauma, il faut le transférer dans la fiction. La réalisatrice chantonnante ne quitte pas la réalité, mais le personnage explose avec le reste, le courrier abondant qu’elle a reçu et tout l’immeuble. Le style burlesque, chaplinesque, est mis au service du mauvais rêve, la réitération du trauma.

C’est un film politique, protestataire et féministe, mais ambigu. D’un côté la réalisatrice remplace l’injonction Tu feras la cuisine pour tes enfants par l’injonction Tu feras des films. Elle ne renoncera jamais à ce choix. Plutôt que de faire des enfants, elle choisira la voie lesbienne décrite dans Je, tu, il, elle (1974) et fera Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975). Mais d’un autre côté, le personnage choisit la mort, il se sacrifie. Ce n’est pas Tu vivras, c’est : Tu mourras mais joyeusement, sans respecter aucune règle, aucun rituel, avec comme lieu privilégié de ce choix la cuisine : CUISINE-SUICIDE, c’est presque un anagramme, à une lettre près. Dans les deux cas, il fallait que Chantal Akerman fasse son devoir jusqu’au bout. Dans son dernier film, No Home Movie, daté de 2015, plusieurs scènes se situent dans la cuisine de l’appartement de sa mère qui n’est pas celle du film. Il y a toujours une autre cuisine.

« Se faire sauter », cela signifie aussi se faire baiser (ce qu’elle aura toujours refusé). S’agissant d’une cuisine, on peut dire que c’est aussi passer à la poêle (se faire manger – ce qu’elle aura aussi refusé). Le film ressemble à sa vie : elle aura fabriqué toutes sortes de choses dans sa petite cuisine (des films), et à la fin elle se sera fait sauter, tout en sautant par-dessus sa propre mort. Le pas au-delà de la mort, elle l’avait déjà fait. Dans Saute ma ville, la jeune fille grimpe à pied les escaliers car l’ascenseur n’arrive pas. Il monte à vide et s’ouvre sur le vide, puis il redescend, probablement appelé d’en bas, par qui ? Peut-être l’effet en retour de l’appel de l’actrice. Au-delà de la fin du film (sa vie), son chantonnement continue à nous hanter.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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