Pendant ce temps sur terre (Jérémy Clapin, 2024)

De la présence au spectre, il faut payer le prix du passage

Elsa Martens1, 23 ans, aide-soignante dans une maison de retraite, n’a jamais fait son deuil de son frère aîné Frank, disparu trois ans auparavant au cours d’une mission spatiale. Les circonstances de sa disparition n’ayant jamais été éclaircies, Frank est devenu une sorte de héros local en l’honneur duquel une statue a été érigée sur un rond-point. À chaque fois qu’elle passe, qu’elle va au travail ou qu’elle en revient, Elsa est confrontée à cette statue, sur laquelle elle laisse parfois des inscriptions à la bombe, comme si elle communiquait effectivement avec lui de cette façon. Un jour qu’elle se promène à la campagne avec son frère cadet, Vincent, dans un lieu que Frank a connu, elle entend un bruit bizarre, un crissement, un coup de vent anormal, elle aperçoit une lumière dans le ciel, parmi les étoiles. Puis le lendemain quelque chose d’anormal, une vision, une anomalie. Est-ce que ça se passe en elle, dans sa tête, ou dehors ? Est-ce une intuition, une réalité ? Une SDF dans la rue perçoit sur elle quelque chose d’anormal, elle est rouge, on voit ses veines, elle ne comprend pas. Son autoradio grésille, la nuit, il y a encore des crissements, une lumière venue du ciel semble se refléter par terre, elle ramasse l’objet tombé près de l’antenne-relais, et alors elle entend son frère parler. « Elsa, je suis tellement content de t’entendre. On a dérivé. Tout est noir, tout est vide, les autres, l’équipage, il y a plus personne. Ils sont là, ils flottent, ils m’observent, c’est partout. C’est dans ma tête, je vais crever, je vais crever ici. Ils disent qu’il y a un chemin, ils disent qu’ils peuvent me ramener, que ça dépend de toi, qu’il faut avoir confiance – ça n’a aucun sens. Ils me parlent. Regarde autour de toi, une graine pour s’écouter, pour se parler, je comprends pas, … ». La voix disparait, Elsa cherche la graine. Elle est là, par terre, comme un écouteur translucide. Elle se la met dans l’oreille et alors elle entend encore son frère, plus proche, plus cristallin. « Tu me manques » dit-elle. « Toi aussi ma petite grenouille ». Un Larsen interrompt leur conversation, Elsa rentre chez elle. Elle dort. Etait-ce un rêve ? Ce n’est pas clair, mais la graine est toujours dans son oreille, elle pénètre dans son cerveau, elle ne peut pas la retirer. « Laisse-moi » dit la graine. Elsa n’a plus le choix. « Nous avons besoin de toi et tu as besoin de nous. Je sortirai quand tout sera fini. – Vous pouvez le ramener? – Oui, mais d’abord tu dois nous faire venir. Ne parle de nous à personne ». « Il faut suivre un chemin qui rejoint un autre chemin, un chemin que nous sommes seuls à voir » dit la voix. « On est cinq, on restera cinq, on se multiplie pas. Personne ne saura jamais qu’on est parmi vous, on vous rester discret. » Elsa reste reliée à Frank, dit la voix, par le chemin que les visiteurs sont seuls à voir. 

Nous voici donc au cœur du film : le rapport entre un deuil impossible et un chemin à parcourir. Elsa croit que, sur ce chemin, elle retrouvera son frère, mais il se pourrait qu’au bout du chemin, ce soit sa propre liberté qui s’annonce. Dans l’immédiat, la voix lui fait savoir qu’elle est encore prisonnière, otage. L’échange mérite d’être intégralement restitué : « Qu’est-ce que c’est, un otage? demande la voix qui parle directement dans la tête d’Elsa. Qui est l’otage de qui ? – Mon frère c’est l’otage et vous êtes… des fils de pute. – Nous avons ton frère, on l’utilise pour pouvoir venir, on est les fils de pute. Toi, tu nous as nous, et tu nous utilises pour obtenir ton frère. On est donc les otages, et toi tu es les fils de pute. Et ton frère il t’a vu aussi, et il t’utilise pour pouvoir rentrer. Tu es l’otage, et ton frère … On est tous les otages, et on est tous les fils de pute ». Dans cette circularité où chacun tient l’autre par la barbichette, il y a l’endeuillée (Elsa), le disparu (Frank), et une tierce personne (la voix) qui vient briser la relation directe entre l’endeuillée et le disparu. En devenant l’otage de la voix qu’elle qualifie de fils de pute, Elsa doit accepter une médiation entre elle-même et le spectre qui l’obsède. La voix venue de l’espace qui détient le corps de Frank s’affirme comme entité autonome qui exige en échange de sa restitution qu’Elsa choisisse cinq personnes dans lesquelles elle pourra s’incarner. Cette voix, qui est aussi celle du spectre, introduit une altérité, une extériorité dans la relation. Elsa croit avoir un accès direct à son frère mais à travers la voix, son frère lui dit : « Je ne suis plus ton interlocuteur. En continuant à t’adresser directement à moi, tu me transformes en otage. Tu ne pourras pas avancer sur ton propre chemin sans procéder autrement. Tu dois accepter de renoncer. C’est pourquoi je te demande de sacrifier symboliquement des gens qui sont autour de toi ».

Dans la forêt, Elsa s’arrête près d’un grand arbre. « Ton frère est juste là, derrière cet arbre ». Il faut qu’elle le coupe, le sacrifie. Elle entre alors dans la logique de la voix : sacrifier des personnes qu’elle aime. Celui qu’elle n’aime pas, qui tente de la violer, ne fait pas l’affaire. En offrant à la voix médiatrice des gens qu’elle aime, elle sacrifie aussi sa toute-puissance. Ce qui s’ouvre alors pour elle est un autre chemin, imprévu. Le film a moins pour thème la science-fiction (qui n’est qu’un prétexte) que le deuil. Comment faire un pas au-delà, transformer ou transmuer une perte irrémédiable ? Aucun des membres de sa famille n’a réussi, ni son père, ni sa mère, ni son petit frère Vincent. Elle-même souffre de n’avoir pas de projet, en-dehors du dessin qu’elle pratique compulsivement. Le film décrit le moment de l’effectuation du deuil. Elle errait devant la statue de son frère, dont la voix dit : Il faut que tu ailles errer ailleurs. En échange de trois vieux, un jeune bûcheron et une fille isolée, elle entre dans un autre type de transaction. L’échange est honteux : la peine de l’un contre la peine de l’autre. Elle se sent coupable, surtout pour le bûcheron qui a lui-même un frère qui devra en faire le deuil, mais tant pis, il faut avancer, elle lâche dans la nature le frère du bucheron qui lui non plus n’a pas de projet précis pour son avenir. À ce moment s’arrête le système transactionnel. Tout se passe comme si, en respectant le vœu de son frère, elle avait définitivement remboursé sa dette. Elle peut courir sur son chemin à elle, celui des projets, ses projets. Son deuil ne réussit pas à la manière freudienne (identification à l’autre), mais avance à la manière derridienne, celle qui ouvre une voie à venir sans nier l’impossibilité d’un deuil définitif. Elle arrêtera de barbouiller la statue de son frère et la laissera tranquille, tout en l’emportant, le portant avec elle. Puisqu’elle ne peut pas vivre dans un monde qui ne contiendrait pas son frère, elle ouvrira un monde sans lui mais pas sans son spectre2. En prenant le risque d’abattre l’arbre qui barre le chemin (en l’occurrence le risque du viol), elle déborde la question de la perte, de la castration. Une défloration symbolique3 aura ouvert un chemin. 

  1. Interprétée par Megan Northam. ↩︎
  2. Une avancée comparable à celle de Jérémy Clapin, qui sort du monde de l’animation (J’ai perdu mon corps, 2019) pour entrer dans celui des prises de vues réelles. ↩︎
  3. Le dépeçage du violeur avec une scie électrique. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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