Suis-moi je te fuis, Fuis-moi je te suis (Kôji Fukada, 2022)

Archi-amour : ce sont tes dettes que j’acquitte, sans condition ni justification, au bénéfice d’un tiers

Tsuji travaille dans une entreprise de jouets et de feux d’artifices. À part quelques flirts, il s’ennuie beaucoup, jusqu’à ce qu’il sauve Ukiyo, une femme un peu paumée, d’un accident sur une voie ferrée. Premier chapitre : il s’attache à elle et fait tout pour l’aider malgré les ennuis qu’elle ne cesse de lui causer. Deuxième chapitre : la situation s’inverse.

On pourrait dire que c’est une histoire d’amour, à condition d’entendre par amour autre chose que ce que l’on entend habituellement par ce mot, l’histoire d’un amour un peu plus que fou, un amour qui se débarrasse de tout lien social, un amour sans famille, sans société, sans monde, un archi-amour dont aucun des deux amoureux ne pouvait avoir l’idée avant qu’il ne se produise. Au départ, seule Ukiyo1, la jeune fille, semble bizarre, incapable de s’adapter à la société, irresponsable. Tsuyi2, le jeune homme, est une sorte d’employé modèle, aimé par ses clients, ses supérieurs et ses collègues, un garçon sérieux et responsable que plusieurs filles voudraient épouser. À la fin du film, Ukiyo est de plus en plus responsable, tandis pour Tsuyi, c’est l’inverse. Entre l’un qui fuit (l’irresponsable), et l’autre qui suit (le responsable), il semble y avoir une certaine symétrie, jusqu’au moment où, pour eux (et aussi pour nous), cette distinction n’a plus d’importance. Il n’y a plus ni responsabilité ni irresponsabilité, mais ce sentiment infini, l’archi-amour. On pourrait croire, à partir de cette description, que le film est circulaire, symétrique, et il l’est dans une certaine mesure. Il commence par une scène où Tsuyi risque sa vie pour sauver celle d’Ukiyo bloquée (involontairement) à un passage à niveau, et se termine par une scène où elle risque sa vie (volontairement) pour l’obliger, encore une fois, à la sauver. À cette boucle s’ajoute une répétition : il fait don de ses économies, 2 millions de yens, à un individu peu recommandable qui joue un rôle essentiel dans le film (Monsieur Wakita) pour rembourser les dettes d’Ukiyo, et plus tard elle donnera toutes ses économies (la même somme) au même individu pour trouver l’endroit où il habite. Dans le premier cas, elle est menacée d’être vendue, prostituée par le type, et dans le deuxième cas c’est lui qui est menacé de devenir un vagabond, un SDF. Dans les deux cas, chacun paye pour l’autre. Tout se passe comme s’ils devinaient la double nature de Monsieur Wakita qui les menace, les manipule, tout en leur apportant le soutien sans lequel ils ne pourraient pas se retrouver.

Il se pourrait que le personnage central du film ne soit ni Tsuyi, ni Ukiyo, mais Monsieur Wakita, dont le rôle est tout ce qu’il y a de plus ambigu. C’est un homme qui surveille les protagonistes de l’histoire, n’ignore jamais où ils sont, ce qu’ils font, et semble en outre connaître leur passé. Nous ignorons tout de l’histoire personnelle de Tsuyi, et les rares bribes du passé d’Ukiyo qui parviennent jusqu’à nous ne sont dévoilées que par Monsieur Wakita – sans jamais la moindre allusion à l’enfance ou à la généalogie de ces deux jeunes gens, comme s’ils n’étaient que des instruments pour lui, des marionnettes3. Est-il un mafieux ? Un ange-gardien ? Un yakuza ? Ou encore une espèce de surmoi ou de personnification du lieu sombre où les fautes sont dénoncées, et peut-être réparées ? Dans cette histoire, Monsieur Wakita joue le rôle de créancier universel qui perçoit le prix de la réparation pour les fautes commises. C’est à lui que Tsuyi paye pour libérer Ukiyo, c’est lui qui semble orchestrer la séquestration d’Ukiyo par la famille de son mari (présentée comme une punition pour ses fautes), etc. Il ne représente aucune autorité officielle, mais une puissance justicière et maléfique qui ne respecte aucune autre loi que celle qu’il érige. Il menace de prostituer Ukiyo, l’introduit dans un bar de geishas (où elle ne fait pas l’affaire), l’accuse de faire le mal, de pourrir la vie des gens qui l’entourent, mais il s’arrange toujours pour éviter le pire. Sans jamais expliquer ses comportements les plus illogiques, irrationnels, Ukiyo n’arrête pas de répéter qu’elle est désolée, mais cela ne l’empêche pas de recommencer. Que ses excuses soient sincères ou non importe peu. C’est une façon de dire qu’elle respecte encore les valeurs de la société, mais ce respect n’a aucune conséquence sur ses actes, qui démontrent le contraire. Le résultat, voulu ou non, c’est qu’elle fait payer un autre à sa place. La famille du mari refuse, mais Tsuyi accepte et paye. Il voudrait ramener le solde à zéro, mais une nouvelle faute surgit toujours. Monsieur Wakita interprète cela en disant : elle ne fait que poser des problèmes, créer des ennuis, elle fait le mal. Le mal, c’est produire des engagements qui finiront par peser sur la vie d’autrui. La dette peut être transférée à un autre, mais jamais annulée. Confronté à l’impossibilité de remplir ce puits sans fond, Tsuyi est en échec. Il doit porter le poids énorme de la dette d’Ukiyo, sans savoir que finalement le bon/mauvais Monsieur Wakita réapparaîtra pour rétablir l’ordre.

Qu’est-ce qui pousse Tsuyi à sauver la vie d’Ukiyo, rembourser ses créanciers, la protéger contre ses ennemis, la loger chez lui, etc. ? La réponse évidente appelée par le film est très simple : il est tombé amoureux. Mais le contenu du film donne à cette expression un nouveau sens. Tomber amoureux, ce n’est pas seulement une question d’affect, de sentiment, de désir ou d’identification. Tomber amoureux, c’est accepter l’idée que les dettes de l’autre sont à ma charge. Elles ne le sont pas transitoirement, jusqu’au remboursement du solde, mais sans limite, inconditionnellement, quelles que soient les nouvelles erreurs, les nouvelles fautes ou les nouvelles dettes. L’archi-amour, c’est quand on en arrive au point où cette charge devenue impossible à assumer, finit par s’annuler elle-même. Ce qui attire Tsuyi est moins la vulnérabilité d’Ukiyo que le chaos qu’elle engendre et entretient autour d’elle. Son engagement n’est pas déterminé par la société, la famille, la vie commune4, ou toute autre notion de ce type5. Il tient à l’émergence même du rapport à l’autre avant tout engagement à l’égard du monde, avant toute vie culturelle : The Real Thing6, selon le titre du manga dont le film est adapté7. La Chose, la vraie Chose, c’est une prédisposition pré-archaïque à l’amour, c’est un amour sans cause.

  1. Ukiyo est un mot d’origine bouddhique qui désigne le monde présent, un monde illusoire, empli de peines et de souffrance. En japonais moderne, il met l’accent non plus sur la tristesse mais sur le monde flottant tourné vers le plaisir et la jouissance. Dans les estampes japonaises dites ukiyo-e, il renvoie aux geishas, aux acteurs de kabuki, aux lutteurs de sumo, aux samouraïs et aux prostituées. ↩︎
  2. Il y a une dissymétrie : Ukiyo est le prénom de la jeune fille dont le nom de famille est Hayama, tandis que Tsuji est le nom de famille du jeune homme dont le prénom est Kazumichi. Le nom signifie croisement, intersection. ↩︎
  3. Ce n’est pas un hasard si Tsuyi travaille dans une entreprise de jouets et de feux d’artifice. ↩︎
  4. Tsuyi et Ukiyo sont tous deux séduisants pour l’autre sexe, mais ce n’est pas de cela dont il s’agit entre eux. ↩︎
  5. Comme le sont les autres relations amoureuses décrites dans le film. ↩︎
  6. Pas sans rapport avec la Chose kantienne, das Ding↩︎
  7. Kôji Fukada a adapté The Real Thing, un manga de Mochiru Joshisato publié entre 2000 et 2003, en dix épisodes d’une série télévisée, avant de le remonter en film. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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