La Double vie de Véronique (Krzysztof Kieślowski, 1991)

L’essentiel n’est pas l’identité, mais les minces différences qui font de mon double un·e autre, un supplément dont je suis inséparable

Elles seraient toutes les deux nées le même jour, 23 novembre 19661. L’une, qui enseignerait la musique, vivrait à Clermont-Ferrand (une petite ville de province) et l’autre à Cracovie (une capitale culturelle). L’une s’appellerait Véronique et l’autre Weronika. Elles auraient le même physique, la même maladie cardiaque, la même personnalité. Toutes deux seraient gauchères, aimeraient marcher pieds nus ou se frotter un anneau d’or sur la paupière. Elles auraient vécu les mêmes expériences, expérimenté les mêmes crises, les mêmes difficultés, les mêmes chagrins, les mêmes traumas (un doigt brûlé à l’âge de deux ans, la perte de leur mère à l’âge de cinq ans), elles se seraient toutes deux appuyées sur un père aimant, elles auraient toutes deux éprouvé la même émotion devant une petite vieille inconnue. Elles auraient manipulé les mêmes objets quotidiens : ficelle ou lacet, balle rebondissante. Elles se seraient croisées une fois, une seule, par hasard, à Varsovie, et il en resterait une photo – unique trace matérielle de ce dédoublement2 qui ne peut même pas faire office de preuve car l’une est la photographieuse (Véronique), et l’autre la photographiée (Weronika). Elles seraient toutes deux excellentes chanteuses mais seulement l’une d’entre elles, Weronika, aurait accepté de prolonger ce talent sur le plan professionnel, et serait morte lors de son premier concert3. L’une aurait disparu jeune – tout en étant capable, du fond de son cercueil, de voir son propre enterrement, ce qui prouve que virtuellement l’autre n’était pas loin. Ce redoublement se concrétiserait, pour la seule survivante (Véronique), en une double marionnette confectionnée par l’homme qu’elle aime, Alexandre Fabri, un écrivain pour enfant, un marionnettiste qui avait déjà mis en scène la mort, advenue, d’une des marionnettes. Les deux jeunes femmes auraient été les marionnettes de leur propre destin. Et pourtant le film est construit pour laisser au hasard, à la liberté, une marge4.

Les conséquences sont majeures, puisque Weronika meurt tandis que Véronique reste vivante. On peut interpréter cet écart de destin en laissant de côté les ressemblances, les identités, pour mettre en exergue quelques différences qui peuvent sembler minces ou hasardeuses mais font basculer une vie. Weronika se serait brûlé un doigt (ce qui aurait pu affecter sa carrière de pianiste), tandis que Véronique aurait failli se brûler un doigt. L’une aurait accepté l’aide d’un professionnel reconnu pour se lancer dans sa carrière de chanteuse tandis que l’autre, sentant la dangerosité du chant (pourquoi ?), aurait décidé de l’abandonner. Véronique aurait tendance à rester calme, maîtriser sa vie, tandis que Weronika se laisse emporter dans un tourbillon de vie et d’amour. Au moment où elle voit Véronique s’agiter dans le bus, Weronika semble comprendre que l’agitation est trompeuse, dangereuse, mais cela ne l’empêche pas de se précipiter sur la moto de son ami. La Polonaise aurait fait fausse route, tandis que la Française aurait réussi; ou bien par sa disparition, la Polonaise aurait permis à la Française de vivre. Ces distinctions existent dans le film, mais elles semblent trop ténues pour qu’une véritable différence soit instaurée entre les deux jeunes femmes. Elles sont pareilles mais pas identiques, puisqu’elles n’ont pas le même destin. Weronika a vraiment subi une brûlure, elle meurt vraiment, tandis que chez Véronique ce n’est qu’un souvenir, une virtualité. Weronika tombe amoureuse tout de suite, tandis que Véronique ne peut tomber amoureuse qu’après avoir abandonné le chant. Weronika refuse le plaisir charnel que Véronique accepte. Weronika ne veut pas tenir compte de sa maladie cardiaque, mais Véronique accepte de se soigner. Weronika reste fidèle à une musique de facture traditionnelle, tandis que Véronique écoute un enregistrement abstrait, quasi bruitiste. Il devrait être, entre les deux, impossible de choisir. Kieslowski ne choisit pas, mais en fait quand même vivre une, et pas l’autre.

Il n’y a pas de véritable Véronique, il n’y a que des doubles. Ou plutôt : l’unique Véronique mentionnée dans le titre, La double vie de Véronique, n’est ni la Française ni la Polonaise, c’est une archi-Véronique, une Véronique de grâce, de beauté, plus inaccessible et plus refoulée que les deux autres, portée par la quatrième Véronique, Irène Jacob, l’actrice, qui incarne un mystère, une vulnérabilité, une poésie incomparables. Peu avant la fin du film, on assiste à une impressionnante scène de pleurs. On pleure quand on a renoncé à toute action, quand l’émotion prévaut sur la subjectivité, quand l’impuissance anéantit l’ego, quand un deuil vous déborde. La scène est déclenchée par une remarque d’Alexandre : la personne photographiée à Cracovie, c’est elle. Véronique la regarde, et la réciprocité entre son propre regard et celui de l’autre est insupportable. Désormais seule, absolument seule, elle froisse la photo, gémit, respire profondément, par saccades, se débat, pousse un cri entre l’orgasme et l’agonie. Elle s’endort et le lendemain, après avoir traversé un couloir sombre, sans début ni fin, elle retrouve Alexandre qui lui montre les marionnettes. « Pourquoi deux ? » demande-t-elle. « Parce que dans le spectacle je les touche beaucoup, elles s’abîment ». Véronique en manipule une et laisse l’autre rigide sur la table. Alexandre lui raconte alors la fiction qu’il a imaginée : « 23 novembre 1966. Elles sont nées toutes les deux… ». Ce n’est qu’une fiction, elle va pouvoir rentrer chez elle, chez son père, mettre la main sur l’écorce d’un arbre, un semblant de stabilité. Son double étant enfin concret, visible, elle peut en venir au monde « normal » – qui n’est pas nécessairement le réel

L’archi-Véronique a le même statut que le faux compositeur néerlandais Van Den Budenmayer, qui circule entre les deux personnages à la place du véritable compositeur du Concerto en mi mineur, Zbigniew Preisner. Elle a le même statut que la mélodie envoûtante chantée par Weronika, ou encore la lumière surnaturelle que Véronique voit au-dessus d’elle5. Au festival de Cannes 1991, le film a obtenu trois prix : meilleure actrice, critique internationale et jury œcuménique. Pourquoi devrait-il porter l’œcuménisme ? Le double serait-il plus transcendantal qu’imaginaire ? Serait-il plus religieux que psychologique ? Serait-il plus spirituel que charnel ?6Krzysztof Kieslowski a beaucoup hésité, comme s’il était lui-même impliqué dans un dédoublement inextricable. Il a construit une vingtaine de montages différents7 avant d’en choisir un, officiel, le montage dit final8. De son côté, le distributeur américain Harvey Weinstein a modifié la fin pour privilégier une sorte de happy end qui lui semblait, pour son public, plus acceptable. Peut-être y a-t-il d’autres montages possibles, une infinité de montages. Peut-être chacun d’entre nous peut-il traduire autrement l’archi-Véronique, ajouter une Véronique supplémentaire, pleurer à cause de toutes les Véroniques qu’il aura perdues – se lamenter à cause de tous les doubles de lui-même qu’il aurait aimé être, pour lesquels il lâche de temps en temps un sanglot étouffé. 

  1. Et interprétées par Irène Jacob, née le 15 juillet 1966, ce qui lui fait 24 ans au moment du tournage. L’actrice a fréquenté le Conservatoire de musique de Genève. Elle est aussi chanteuse et présidente depuis 2021 de l’Institut Lumière de Lyon – ce qui montre son attachement profond au cinéma. ↩︎
  2. Prise en plein cœur d’une manifestation. C’est un rappel de la vague de grèves intervenue en Pologne entre avril et août 1988. Solidarność a été reconnu et le ministre de l’Intérieur Kiszczak a entamé des pourparlers avec Lech Wałęsa, le 31 août. Celui-ci a gagné l’élection présidentielle en décembre 1990 mais on peut dire qu’il y avait encore, à l’époque, deux Polognes. ↩︎
  3. Krzysztof Kieslowski est, lui aussi, mort prématurément d’une maladie cardiaque. ↩︎
  4. On peut rapprocher cela de l’effet papillon. ↩︎
  5. Et la lumière dorée dans laquelle tout le film se nimbe. ↩︎
  6. « Je veux filmer l’âme » disait Kieslowski, et pour cela, il filmait en gros plan les visages et les objets. ↩︎
  7. Il a été question de monter 17 montages différents (comportant 7 fins distinctes) dans les 17 salles où le film sortait à Paris. ↩︎
  8. Sans utiliser la scène qu’il avait prévue au départ pour clore le film : Véronique et Alexandre ensemble à l’opéra, écoutant chanter une troisième Véronique (scène tournée, mais pas utilisée). ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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