Dette de mort triviale, insolvable

« Je me dois à la mort » – la plus triviale, la plus insolvable des dettes

Il n’est pas évident d’accepter l’idée que mourir est une dette. Nous recevons la mort comme événement, fatalité, nous nous disons que nous n’y sommes pour rien, que la mort arrive à tout le monde. Après tout, la mort lave des dettes, on ne doit plus rien à personne une fois qu’on est mort. Si je dis : « Je suis endetté à l’égard de la mort », on va me prendre pour un malade, dire que je suis déprimé, suicidaire – voire fou. La phrase courante, usuelle, est différente. On dit : « Je dois mourir », et l’on pense que c’est triste, regrettable. Pourtant dans cette phrase plus banale, il y aussi l’idée d’une dette, d’un devoir. C’est moi qui dois mourir, cela vient de moi, pas de l’extérieur. Je résiste à cette idée comme à l’expression réflexive : « Je me dois à la mort ». Peut-on avoir une dette à l’égard de soi-même ? Sans doute, chaque fois qu’on se sent obligé, tenu par ses propres règles, ses propres valeurs. Quelle dette ? On peut se référer à Freud qui nomme pulsion de mort l’ensemble des mécanismes qui nous conduisent, de nous-mêmes, à la mort inéluctable, y compris quand ils se manifestent par une tendance à la répétition, à l’obsession, à la réitération post-traumatique, au délabrement. Si l’on préfére oublier ce type de dette, c’est parce qu’il est impossible de s’en acquitter. Quels que soient mes efforts, cette dette est insolvable, je n’aurai jamais les moyens de payer mon dû. Je dois mourir, je vais mourir, j’en suis certain, c’est juste une question de temps – et après tout si le temps se raccourcit, ça ne change rien au fond de l’affaire. Je mourrai un peu plus tôt, ou un peu plus tard, mais je dois honorer ma dette

Il est des circonstances dans lesquelles le temps qui reste varie dans d’immenses proportions : une heure, un jour, un an, une décennie, ou une seule minute. Dans le film Invasion (Hugo Santiago, 1969), un groupe d’hommes s’engage dans une action de résistance qui risque de leur coûter la vie dans des délais très brefs. Pour quelle raison repoussent-ils les envahisseurs ? Pour quelle cause ? En raison de quelle idéologie ? Nous l’ignorons, et peut-être eux-mêmes l’ignorent-ils. Cela ne les empêche pas de discuter, de bavarder, d’aller prendre un verre au café ou d’écouter chanter un compagnon. C’est toujours le même temps, il n’a pas changé, bien qu’il en reste peu. Tout se passe comme si cette question de quantité, de durée, ne les concernait pas. La perte étant la contre-partie d’un devoir, d’une dette qu’ils ont à l’égard de leur ville, est acceptée comme telle. La mort, pour eux, est un devoir à accomplir, plus fort, plus puissant que les autres devoirs. Une dette analogue se manifeste dans une situation complètement différente pour le journaliste David Locke, qui voyage en Afrique dans Profession Reporter (Michelangelo Antonioni, 1975). Il prend la place d’un trafiquant d’armes rencontré par hasard, dont il croit être le seul à savoir qu’il est mort d’un accident cardiaque. Pourquoi décide-t-il cet échange qui lui fait prendre des risques exagérés ? On l’ignore, comme on ignore la motivation du groupe de résistants d’Invasion. En tout cas, comme eux, il obéit au programme que l’homme a noté dans son agenda, y compris lorsqu’il se rend compte que ce choix le conduit inéluctablement à sa propre mort. À partir du moment où il s’est engagé dans cette voie, il ne peut pas revenir en arrière. Personne ne l’oblige à continuer, sauf sa propre dette à l’égard de la mort. On pourrait comparer ce cas à celui de Camille Lepage dans le film de Boris Lojkine (2019). La passion pour son métier, le désir d’informer, ne peuvent suffire pour justifier le risque qu’elle prend. Son intense désir de vivre se confrontait à un autre sens du devoir, venu d’autres sources.

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