Tout commence par l’inconditionnel (adresse à Jack Y. Deel)
Il m’a fallu des années pour découvrir une solution pour tenter d’avancer librement tout en me situant dans le prolongement de tes écrits qui restent pour moi un fil rouge, un guide, dont il m’est devenu impossible de me dissocier car spontanément, incontrôlablement, j’y reviens, dès que j’essaie de penser, obstinément, ce sont tes idées qui font retour, même quand je pense ailleurs, autrement, même quand je pense différemment, même quand je pense à autre chose, des sujets qui ne t’ont pas intéressé ou même auxquels tu étais franchement réticent. Quelle solution ? Je dois reconnaître, avec le recul, que la solution retenue n’est pas très compliquée, bien qu’elle ait été extraordinairement difficile – et surtout longue, terriblement longue – à découvrir. Il s’agit, tout simplement, d’aller de l’avant. En d’autres termes je ne cherche pas à te citer, te mentionner, à commenter des écrits, je prends acte d’un envahissement qui a déjà eu lieu, en moi, et j’avance. Je ne me retourne pas, je n’évoque pas directement ma dette à ton égard, j’évite de reconnaître que, par mon travail, je paie tribut à l’énorme influence que tu as eue sur moi. Il s’agit de marcher, de continuer à marcher, un pas après l’autre, sans épuiser le lecteur, l’interlocuteur ou moi-même en commentant le pas précédent.
Il me semble que le mot inconditionnel convient assez bien pour évoquer ce dont je parle. Bien sûr, ce mot vient de toi (pas seulement de toi) mais là n’est pas la question, je ne vais pas insister sur ce point, ce serait contraire à ma solution. C’est un mot plutôt abstrait, pas très intuitif, notamment à cause de son côté négatif car d’abord l’in-conditionnel est ce qui arrive sans condition, c’est-à-dire sans cause, sans raison, sans justification. Il faut que ça vienne, et ça vient, même si c’est abstrait, même si on ne le nomme pas. Tout peut arriver, comme on dit, et cela ne vaut pas seulement pour les objets concrets, cela vaut pour toutes sortes de circonstances ou de situations. Ce mot difficile à appréhender renvoie à une expérience qu’on peut rencontrer à l’improviste sur son chemin ou au coin de la rue. Si je travaille ta pensée sans la discuter frontalement, c’est parce que je l’ai rencontrée comme ça, inconditionnellement, et que l’autre aspect de ma solution, celle dont je t’ai parlé plus haut, c’est de passer par un domaine, un champ dont tu t’es très peu occupé, malgré quelques textes et une interview remarquable aux Cahiers du Cinéma. Je dirai donc, à ma façon, que je t’ai rencontré sur une route qui ressemble à celle empruntée par Wanda (Barbara Loden, 1970) avec son compagnon improbable nommé Mr Dennis, qui l’a prise telle quelle, l’a acceptée sans rien demander, inconditionnellement. Il est vrai que quelques demandes conditionnelles, quelques sollicitations ont fini par apparaître plus tard, de son côté à lui, mais c’est inévitable, n’est-ce pas ? Et cela ne m’empêche pas de soutenir que de son côté à elle, elle est restée solidement accrochée à l’inconditionnel, de la façon la plus candide, la plus simple, la plus élémentaire, je dirais même la plus pure, jusqu’à la dernière image du film, ce qui fait d’elle une sorte de guide, de stalker sur la route que je vais tenter d’emprunter avec toi, si tu veux bien m’accompagner.
Ah oui. J’ai écrit plus haut, dans le titre, que Tout commence par l’inconditionnel. Bien sûr l’idée de totalité est abusive sur ce terrain, à ce stade mais tant pis. Il faudra que je m’appuie sur bon nombre de films pour raconter ou expliciter (car il n’y a pas vraiment de démonstration) que c’est par là, par l’inconditionnel, que ça commence, ça commence même tellement que j’ai eu envie de raccourcir le mot en le nommant par exemple Incond ou #Incond, comme un hashtag, pour bien faire sentir qu’on ne l’effleure que coupé, châtré, diminué. Avant que ça suive, dès le début, l’#Incond est coupé, car ce qui est inconditionnel n’a pas d’antécédent. Il ne fait que commencer mais ne se termine pas. Ce qu’apporte le cinéma par rapport à la vie courante, quotidienne, c’est cela : un accès rare au commencement le plus précieux, celui qui n’est anticipé par rien. Nous avons peut-être une chance d’en croiser l’écho dans des films, si notre oreille s’y prête.