Le monde est en suspens

Le monde semble avoir perdu ses principes et ses règles, il est en suspens, plus rien ne le porte

La chute, la destruction, l’effondrement, ce sont des événements notables, visibles, descriptibles, mais la mise en suspens est d’une autre nature, elle n’est pas directement visible, analysable, on la perçoit plutôt comme malaise, sentiment d’instabilité, d’incertitude, interrogation sur ce que l’on doit faire, sur la « meilleure » manière de se comporter. Il est devenu plus difficile de distinguer le bien du mal, le positif du négatif. Le plus souvent, cela se traduit par un flottement, mais il peut aussi arriver qu’on craque, qu’on agisse d’une façon improbable, incontrôlée. Ainsi en va-t-il pour le professeur de lycée Emmanuel Rath dans L’ange bleu (Josef von Sterngerg, 1929). Bien avant la montée du nazisme, il est décalé par rapport au monde, il n’attache plus d’importance au savoir classique dont il est porteur, il oublie sa raison de vivre. Toutes les conditions sont réunies pour qu’il se jette dans les bras d’un sauveur, Lola Lola, danseuse de cabaret interprétée par Marlene Dietrich. Quand est suspendu tout ce qui, dans toute sa vie, avait été l’image de la dignité, il est incapable de proposer autre chose, il ne peut que chuter.

Il est possible que les conditions soient analogues dans la Russie de Poutine. Le film d’Ilya Povolotsky, La Grâce (1923), met en scène un suspens du monde russe par le biais d’un voyage de 5000 km, du sud vers le nord, d’un père et de sa fille qui va jeter les cendres de sa mère décédée dans la mer de Barents. Entre chemins de terre, routes, autoroutes, stations-services, magasins délabrés, centres commerciaux et collines dénudées, rien ne vient faire société. Sur des écrans en plein air, ils projettent des films à une population dééculturée, avec laquelle ils n’ont aucun dialogue, aucun autre échange que monétaire. Il n’y a pas plus d’échange entre eux, et personne ne vient mettre un mot sur l’expérience de la jeune fille qui a ses premières règles. On ne sait pas ce qui arrivera ensuite, mais on sent qu’en l’absence de toute initiative et de tout projet du père, la possibilité d’une autre éthique, nouvelle, repose sur ses épaules.

Vues : 1