Mon monde a disparu

Mon monde s’efface, il a presque disparu, plus personne ne le portera

IIl y a ce monde que j’ai connu, dont j’ai encore le souvenir mais que j’ai déjà du mal à décrire. Il s’efface, il disparaît, il faudrait que je me résigne, que j’en fasse mon deuil mais je n’y arrive pas, moi-même je m’en écarte, je le ressens comme un monde étranger, je n’ignore pas que je suis, moi aussi, l’un des acteurs de cette disparition, l’un des responsables de ce naufrage, j’en souffre, mais cela ne change rien. J’assiste à cet effacement du dehors, comme un spectateur, je suis mal à l’aise, presque malade, incapable de refouler un certain degré de honte. J’ignore si, ici ou là, je vais pouvoir continuer à vivre, mais je sais que si je disparaissais, ma culpabilité disparaitrait avec moi, bon débarras. 

C’est ainsi, peut-être, que pensait don Fabrizio Corbera de Salina dans le Guépard (Luchino Visconti, 1963), ou bien Thomas dans L’Île Rouge(Robin Campillo, 2022), ou encore Mariona dans Nos Soleils (Carla Simón, 2022). Dans ces trois films, un monde disparaît avec eux. Bien sûr ils n’en sont pas directement responsables. L’événement est historique, sociologique ou économique, il ne tient pas à une erreur ou une défaillance de leur part. Fabrizio est l’héritier d’une vieille culture aristocratique qu’il contribue lui-même à éliminer; Thomas subit les conséquences inéluctables de la décolonisation de Magadascar dont il se serait bien passé; et Mariona regarde avec tristesse une autre économie (l’énergie solaire) remplacer celle de son enfance (l’agriculture de subsistance). Un monde s’efface inexorablement. Pour une dernière fois, un réalisateur porte notre regard vers lui, mais ce n’est qu’un artefact, une fiction. Il ne peut pas y avoir de vrai retour. Personne n’est coupable, mais personne n’est vraiment innocent non plus.

Dans le film de Jamin Winans, Myth of Man (2025), ce n’est pas un monde particulier qui disparaît pour être remplacé par un autre, c’est la dimension de l’humanité même qui est en cause, sans substitut, sans remplacement, sans invitation au voyage, sans appel du pied pour recommencer autre chose ailleurs. C’est fini, vraiment fini, il n’y a pas d’échappatoire. Ella, sourde muette, se précipite pour ne pas être la dernière, dans l’espoir implicite d’être portée encore une fois, une autre fois, mais le porteur n’a pas d’alternative, il s’engage dans une voie spectrale, sans but, dans une ville où ne circulent que des spectres.

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