Sacrifice, anéconomie

Tu te dégages du cycle de la dette, sans recourir à l’expiation ni au sacrifice qui le prolongerait

Le sacrifice a toujours une dimension transactionnelle. Quand, dans certaines religions, un être vivant, animal ou humain, est sacrifié, c’est soit pour expier une faute (bouc émissaire), soit pour solliciter auprès d’un dieu l’arrivée d’un événement (par exemple la pluie), un succès (par exemple une victoire) ou un salut (le Christ rédempteur). Le sacrifice fait partie d’un cycle qui la plupart du temps se prolonge après lui : des fautes à expier, une météo à optimiser, une paix à demander ou une punition à éviter. Que la démarche réussisse ou échoue, elle reviendra toujours, il y aura d’autres sacrifices nécessaires pour d’autres compensations : un animal, un humain, une récolte, un plaisir, une consommation, etc. On renoncera à un avantage ou une possession en espérant qu’en contre-partie autre chose arrivera, d’une valeur supérieure. C’est un cycle infini qui ne conduit qu’à sa propre répétition. Cela vaut aussi pour les autres types de transaction : le châtiment, la vengeance et même le pardon, s’il est conditionnel, ne font qu’alimenter la machine à reproduire d’autres châtiments, d’autres vengeances, d’autres sollicitations, d’autres excuses. Comment, alors, rompre ce cycle ? 

On peut trouver dans le film La dernière Tentation du Christ de Martin Scorsese (1988) un embryon de réponse à cette question. Accepter de mourir sur la croix, comme un agneau, c’est l’acte sacrificiel par excellence, l’auto-sacrifice pour le bien ou le salut des autres. En donnant sa vie, Jésus obtient en échange la confirmation de sa dimension divine. Il ouvre aux autres un espoir de salut – qui bien sûr n’est pas garanti, pas plus que la tombée de la pluie. Mais, le temps d’un rêve de Jésus sur la croix, le film ouvre aussi une autre possibilité : renoncer à la mort, se dégager de l’obligation sacrificielle, se laisser aller à ses désirs en fondant une famille. Grâce à l’ange-gardien qui le délivre du supplice au dernier moment, Jésus saisit l’occasion de briser le système transactionnel. Pour renoncer à sa propre espérance, décevoir les admirateurs et les fidèles, il faut aussi du courage. Ce n’est qu’une parenthèse à l’intérieur du film, un scandale pour les chrétiens, mais il montre que même le Christ aura gardé jusqu’au bout sa liberté.

Andreï Tarkovski a intitulé Le Sacrifice son dernier film, sorti en 1986 quelques mois avant son décès. D’inspiration chrétienne, le film met en scène un intellectuel agnostique, Alexandre, qui fait le serment de renoncer à son confort, à ses biens, à sa vie même, si sa famille et plus particulièrement son fils est sauvée d’une guerre nucléaire. La démarche semble transactionnelle : vies contre vie, vies sauvées contre vie abandonnée. Mais la conduite d’Alexandre n’est pas seulement liée à la situation présente. Il avait déjà renoncé à sa célébrité d’acteur, s’était installé dans une île lointaine. Sans qu’il sache pourquoi, peut-être grâce à sa relation avec sa servante Maria, la menace s’éloigne. Il saisit l’occasion pour poursuivre, prolonger, stabiliser l’effacement de son monde. La source de ce qui commence alors et qui permet le retour de la parole de son fils, en-deçà et au-delà de son serment, n’est plus liée à un échange, elle est injustifiable, incompréhensible et inconditionnelle. Ce n’est pas un sacrifice, c’est un retrait.

Vues : 1