Un monde se clôt; sans extériorité, il est menacé d’épuisement, de chaos
Il est banal, aujourd’hui, d’avoir un sentiment de fin du monde, l’impression qu’une histoire, une aventure, une épopée, arrive à son stade terminal, la dernière phase avant une mutation radicale, peut-être une disparition pure et simple de ce qui a fait la singularité de notre espèce, à la fois animale et exception parmi les animaux. Tout concourt à cela : la crise des valeurs, le changement climatique, la pollution générale, le retour des nationalismes, la perte des diversités, le rejet de la science ou le mépris de la vérité. Il y a plus d’une analyse possible, plus d’un mécanisme, plus d’une source à l’ensemble des phénomènes en cours. Je m’arrête ici sur un constat général, irréductible à une seule cause : la clôture. C’est un monde qui se referme sur lui-même, celui des humains dont la place dans la pyramide du vivant devient instable, imprévisible. Avec la pensée, la société, la technique, l’économie, nous avions fini par oublier que nous dépendions de facteurs extérieurs. En les combattant, en les réduisant, en les adaptant, nous nous coupons des flux dont nous sommes dépendants, avec un résultat inattendu, paradoxal : une crise sans précédent de la pensée, de la société, de la technique, de l’économie. De nombreuses raisons, prétextes ou justifications, conduisent à abolir le contact avec l’extérieur. On peut l’oublier, l’ignorer, ne pas en tenir compte, estimer que tout ce qui est étranger à la raison, à la capacité de maîtrise humaine, n’a aucune raison d’exister. On s’enferme alors, sans même s’en apercevoir, dans son égoïté. On peut considérer l’extérieur comme malfaisant, menaçant, dangereux. L’étranger ressenti comme ennemi est une pathologie courante, contagieuse, obsédée par les murs et les frontières. On peut faire semblant de l’accueillir, en posant comme condition préalable qu’il soit identique à soi-même. Quoiqu’il en soit le résultat est là : une effarante clôture sur soi-même. Souvent le cinéma se fait le témoin de cet enfermement. Il en rend compte de façon extraordinairement diversifiée et multiple.
Après 1968, on a commencé à percevoir l’agonie d’un certain capitalisme, d’une certaine culture du progrès. On s’est dit qu’il fallait en finir avec ça, mais on s’est montré incapable d’imaginer, concrètement, un monde ouvert. Les trois réalisateurs Jacques Doillon, Alain Resnais et Jean Rouch (excusez du peu) s’y sont mis conjointement. Ils ont imaginé, en 1972, L’An 01, mais ce monde débutant était encore plus fermé sur lui-même que le précédent. Ce n’était qu’un univers appauvri, réduit à des gestes simples, des communautés repliées sur leur ennui, incapables d’innover. Les habitants de ce lieu supposé idyllique, qui ressemble plutôt à une banlieue brutalement séparée de son centre, croient se débarrasser de l’économie, mais ce rejet ne les libère pas, au contraire, ils sombrent dans la passivité, l’inaction. Il ne suffit pas de se débarrasser de la violence, des calculs sournois de la productivité et du profit, pour créer un autre monde.
En 2025, l’agonie du monde ancien est encore plus palpable, perceptible. Ari Aster en propose une description à peine exagérée dans son film Eddington. Dans un monde où plus personne ne s’écoute, ne se voit ni ne s’entend, les conflits politiques aigus masquent l’avancée souterraine d’un gigantesque projet de Data Center qui finalisera la soumission de chacun aux algorithmes, aux téléphones et aux écrans. Peu importent les querelles entre pro et anti-masques, entre pro et anti-wokes, antre fascistes et antifas, entre Amérindiens, Noirs et Anglo-saxons, des puissances invisibles, manipulatrices, poursuivent la généralisation de l’IA. On peut croire que cette poussée apportera un peu de rationalité, d’ordre, d’équilibre, mais c’est l’inverse qui arrive. La société se dissout dans un chaos généré par la digitalisation elle-même. La colossale machinerie ayant perdu tout contact avec le réel du monde, les conflits absurdes ne peuvent que s’étendre et s’envenimer.
Dans le film À l’intérieur de Vasilis Katsoupis (2023), un homme enfermé dans un appartement luxueux, au dernier étage d’un immeuble. Grâce à des caméras de surveillance, il peut voir certaines personnes à l’extérieur (dans l’escalier, dans l’ascenseur), mais personne ne peut le voir ni l’entendre. Pour se nourrir, boire, il n’a pas accès à autre chose que ce qui se trouve déjà dans l’appartement. Pris dans un univers qui lui a été donné, imposé, dont il ne peut rien contrôler (pas même la température), il est conduit à détruire les meubles, les souiller, les détourner de leur usage, à transformer cet univers réglé, esthétique, ultra-calculé par des architectes, des spécialistes, des professionnels, en chaos. Incapable de trouver une solution, il perd la maîtrise de ce qu’il fait, de ses pensées, ses actes, de lui-même. L’enfermement sur soi est le premier pas de l’autodestruction.
Dans Rumours, film de Guy Maddin, Evan et Galen Johnson (2024), ce sont les dirigeants du G7 qui sont isolés, solitaires, dans un belvédère abandonné par les médias, les conseillers et les services habituels, et oubliés par le peuple. La seule extériorité qui subsiste dans cet environnement est faite à leur image : des momies revenues d’un passé lointain, qui n’ont pas d’autre activité que se masturber. Pour leur échapper, ces sept hommes et femmes doivent traverser une forêt, puis un plan d’eau, dans l’espoir de rejoindre une route qui les ramènerait au château où, pensent-ils, ils trouveront des secours. Mais il n’y a pas de secours, pas de public, pas d’autres auditeurs pour leur déclaration qu’une momie qui ne cesse toujours pas de se masturber. Il n’y a plus de logique, plus de sens, plus de vérité. Personne ne peut vivre dans ce monde aporétique.