Trois Couleurs – Bleu (Krzysztof Kieślowski, 1993)

Un deuil de soi ambigu, qui rend la singularité possible

C’est un film qui, comme le précédent (La double Vie de Véronique) et les deux suivants (Trois Couleurs : Blanc et Trois Couleurs : Rouge) de la quadrilogie qui se trouve être la dernière réalisation (1991-94) de Krzysztof Kieślowski, disparu en 1996, se termine par des pleurs. Julie1 n’aura pas d’autre d’enfant de Patrice de Courcy, son mari compositeur mort dans un accident de voiture, contrairement à Sandrine, l’amante dont elle n’avait jamais supposé l’existence. Après la mort de son mari et de sa fille de cinq ans dont elle ne dit jamais rien, ni son nom ni aucune particularité, Julie ne semble pas en deuil des deux disparus mais d’elle-même, ou plus exactement d’une certaine version d’elle-même : épouse de grand compositeur, mère de famille. C’est cette version qu’elle voudrait effacer en tentant de se suicider à l’hôpital après son réveil, puis en se débarrassant de la maison héritée de son mari, de ses partitions, de presque tous les souvenirs qui pourraient la rattacher à ce passé à l’exception du lustre bleu cristallin qui éclairait la chambre de sa fille. Rien ne l’empêche de faire le vide puisqu’après tout, même sa mère la croyait déjà morte. Elle pourrait croire qu’elle n’a désormais plus rien de commun avec l’ancienne Julie de Courcy, ses habitudes, ses objets, son environnement. Par la solitude ou par la multiplication des longueurs dans la piscine, elle aurait voulu se purifier du passé et atténuer sa douleur. Mais comme toujours après un trauma, les souvenirs effacés reviennent : la musique jouée par la flûte d’un SDF, une émission de télévision où, grâce à sa voisine prostituée, elle aperçoit par hasard Olivier montrant des photos qu’elle croyait détruites et une partition qu’elle avait elle-même jetée dans une benne à ordures. Après tout, l’argent qui lui permet de vivre sans travailler vient aussi de Patrice, elle ne peut louer le bel appartement de la rue Mouffetard que grâce à son compte en banque. Et puis son caractère n’a pas changé : elle est prête à aider tout le monde, sa voisine ou Sandrine (les deux personnes les plus étrangères à son ancienne identité), elle reste bonne et généreuse malgré ce qu’elle ressent aujourd’hui, le manque d’amour. 

Faute de jouer le jeu du deuil des autres, elle choisit donc le deuil de soi. C’est alors qu’elle découvre une faculté que Sandrine n’a pas : pas seulement la technique d’écriture, pas seulement l’oreille, mais aussi l’aptitude à la composition. Ce ne sera pas Olivier qui signera la partition finale de la musique héritée de Patrice, mais elle-même sous son vrai nom, Julie Vignon. Il aura fallu tout cela : l’accident, son indifférence à elle et aussi la découverte de la trahison de Patrice, pour que son individualité, sa personne, s’expriment enfin. On comprend à la fin du film que cette musique, dont les partitions avaient été conservées par Olivier Benoit, l’ex assistant et ami, est aussi la sienne. Son rôle ne se limitait pas aux transcriptions. Elle aussi est l’auteur du Concerto pour l’unification de l’Europe que Patrice, dit-on, a laissé inachevé2. En pratique ce concerto a été composé par Zbigniew Preisner, ami et collaborateur fidèle de Kieślowski. Si, dans le film, l’œuvre avait été détruite comme l’a d’abord souhaité Julie, elle serait restée à jamais inachevée3. Mais Olivier n’est pas de cet avis, et Julie elle-même se sent autorisée à écrire après avoir repris son nom de jeune fille. Dans les dernières minutes du film, l’image vire au bleu (symbole du vide) puis au noir (symbole de l’absence), nous entendons un chœur chanter les paroles du chapitre 13 de la Première épître aux Corinthiens4, dont le thème est l’amour et la charité. Des personnages du film défilent en gros plan : Julie elle-même dans une sorte de transe (plus sexuelle qu’amoureuse), sa mère, le jeune homme qui avait assisté à l’accident, Sandrine et l’enfant à naître en échographie, et enfin les larmes qui s’écoulent des yeux de Julie. Le concerto envahit l’espace comme s’il avait acquis une autonomie, une vie propre. Il incarne en même temps la tristesse, le deuil, et un dépassement, un pas au-delà inattendu, indéfini. C’est l’irruption de ce pas au-delà incontrôlable qui la fait pleurer.

Alors que les paroles pauliniennes du concerto parlent d’amour, on n’a pas l’impression que Julie soit concernée par ce sujet. Elle s’est défaite sans trop d’hésitation de son ancien mari, n’a gardé de sa fille qu’un objet vaporeux, symbolique, et ne semble attachée qu’à une seule vivante, sa mère, qui ne peut pas lui répondre. On ne lui connait pas d’ami, pas de centre d’intérêt. Elle a peur des souris, surtout celles qui viennent de naître qu’elle préfère faire dévorer par un chat. À l’issue du film, elle décide de se mettre en couple avec Olivier, mais on ignore si elle l’aime vraiment ou si cette relation ne se situe dans le prolongement de sa première réaction après le décès de son mari : il me faut, vite, un autre homme. Après l’épisode déprimant de la rue Mouffetard, Olivier, compositeur lui aussi, ressemble à un Patrice bis, un nouveau conjoint officiel qui pourrait, un jour, être déçu par elle, aller chercher l’affection dans d’autres bras. Elle n’est pas égoïste mais se désintéresse de la passion, intellectuelle ou amoureuse. L’expression du deuil lui est aussi odieuse que la nostalgie. On a l’impression que son ancienne vie va recommencer – avec un peu plus de liberté, voilà tout. Le seul élément nouveau est qu’elle a enfin eu le courage d’écrire elle-même une partition, malgré Olivier, avec lequel elle s’est mise en concurrence. Tout se passe comme si elle accueillait l’amour de l’autre sans le ressentir pour elle-même. 

Revenons à l’énigme des pleurs. Que pleure-t-elle dans la dernière scène du film ? Son mari disparu, sa fille anonyme, ou bien elle-même, la défunte Julie de Courcy ? Après la déception de la rue Mouffetard, elle est ambivalente. Saisir sa liberté, ce serait aussi renoncer à une sécurité matérielle et affective. Elle voudrait plus de liberté, mais son expérience de la rue Mouffetard est décevante. En faisant, avec Olivier, le choix d’une nouvelle relation conjugale, en décidant de le rejoindre chez lui et peut-être même d’habiter chez lui, en récupérant pour Sandrine la propriété de la maison de Patrice (patricienne ?), en renouant avec son ancienne spécialité (la musique), en acceptant enfin l’héritage de Patrice, elle crée un cadre ambigu, qui pourrait soit la ramener en arrière, soit l’ouvrir à la création, la singularité. On retrouve cette tension dans le Concerto pour l’unification de l’Europe entre mélancolie et exaltation, entre matérialité et transcendance, entre tristesse et joie. C’est cette tension qui la fait pleurer. Elle n’aura pas l’une sans l’autre, il lui faudra renoncer à l’une ou à l’autre, elle devra naviguer entre les deux.

  1. Interprétée par Juliette Binoche. ↩︎
  2. Comme l’unité de l’Europe, toujours inachevée plusieurs décennies après la réalisation du film. ↩︎
  3. On peut penser que l’œuvre de Kieslowski reste, elle aussi, inachevée. ↩︎
  4. 01 J’aurais beau parler toutes les langues des hommes et des anges, si je n’ai pas la charité, s’il me manque l’amour, je ne suis qu’un cuivre qui résonne, une cymbale retentissante.- 02 J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien. – 03 J’aurais beau distribuer toute ma fortune aux affamés, j’aurais beau me faire brûler vif, s’il me manque l’amour, cela ne me sert à rien. – 04 L’amour prend patience ; l’amour rend service ; l’amour ne jalouse pas ; il ne se vante pas, ne se gonfle pas d’orgueil ; – 05 il ne fait rien d’inconvenant ; il ne cherche pas son intérêt ; il ne s’emporte pas ; il n’entretient pas de rancune. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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