L’Homme qui tua Don Quichotte (Terry Gilliam, 2018)
Ce qui, en plus d’un film, reste d’un tournage : le destin bouleversé des acteurs d’occasion
Toby Grisoni1, un réalisateur de pubs cynique et désabusé, se rend en Espagne pour le tournage d’une publicité. Il y rencontre un gitan qui lui offre une copie d’un film de fin d’étude, une adaptation lyrique de l’histoire de Don Quichotte, que Toby avait réalisée dans la région il y a une dizaine d’années. Emu de cette redécouverte, Toby part à la recherche du petit village de Los Suenos où il avait tourné ce film. Mais Javier, le vieux cordonnier espagnol qui avait joué le rôle de Don Quichotte2 est devenu fou. Tout le village a été transformé par ce tournage.
D’un tournage, on ne retient généralement que quelques anecdotes relatives aux acteurs, aux soucis des réalisateurs, aux décors et aux lieux. Ce film montre autre chose : ce que ni le réalisateur ni aucun des membres de la production n’a retenu. Toby avait tourné son premier long métrage dans un village espagnol. Il avait alors embauché comme acteurs des gens de la région dont il trouvait qu’ils avaient « une belle tête ». C’est ainsi que Javier est devenu Don Quichotte, le gros homme qui jouait Sancho Panza est mort d’alcoolisme, et la jeune Angelica, 15 ans, fille de l’aubergiste, a tourné quelques extraits où elle n’est qu’une fille du village. Toby revient dix ans plus tard dans la région. Il avait oublié son film, mais il s’aperçoit qu’on en vend encore des copies sur place. Il a alors l’idée d’aller voir ce qu’est devenu le village. Stupéfaction : Javier est devenu fou et se prend pour un vrai Don Quichotte, tandis qu’Angelica, qui rêvait de devenir actrice, est devenue prostituée en passant par Madrid, Barcelone ou Marseille. Toby se trouve confronté aux restes de son film, qui ne sont pas de la pellicule mais des êtres vivants pour qui le tournage a été l’expérience majeure de leur vie. Pris dans le délire de Javier-Don Quichotte, Toby finit par se mettre à son service et devenir un nouveau Sancho Panza. Inversion radicale des rôles : le démiurge devenu l’esclave et le produit de sa production.
De ce versant du cinéma rarement exploré, Terry Gilliam tire une série de mises en abyme aussi tordues, complexes et drôles qu’on peut l’imaginer. Le réalisateur (Toby) a offert à Javier une vie spectrale au cinéma sous l’identité de Don Quichotte; ce Don Quichotte spectral offre à Toby une autre identité sous le nom de Sancho. Dans la dernière scène, au moment de sa mort, c’est Toby lui-même qui devient Don Quichotte et Angelica qui, plus ou moins amoureuse de Toby, accepte à son tour de prendre l’identité de Sancho pour complaire à Toby-Don Quichotte. Toby ne savait pas qu’en tournant ce film il racontait sa propre histoire (comme le Don Quichotte de Cervantès).
La nostalgie de Terry Gilliam vis-à-vis de ses années de jeunesse se confond peut-être avec la nostalgie de Toby à l’époque de son premier film, quand il ne savait pas encore qu’il vivrait de la publicité.
Dans leurs commentaires, les professionnels et les critiques ne retiennent souvent de ce film que les difficultés de sa production (cinq projets différents sur une quinzaine d’années, avec chaque fois d’autres acteurs, d’autres financeurs, d’autres scénarios), les problèmes juridiques qui l’ont entravé jusqu’au dernier jour et son succès commercial relatif. Il a mis si longtemps à être fabriqué que son contenu, donquichottesque, est devenu le récit de sa propre réalisation. Je me raconte, dit ce film dans le scénario duquel Terry Gilliam a mis plus d’une anecdote arrivée pendant la durée de la fabrication. Peut-être est-il lui-même débordé par les vicissitudes du parcours tortueux dont il a pris acte. Y a-t-il une culpabilité du réalisateur ? Est-il en dette par rapport à ceux qu’il a fait jouer ? Entre réel et fiction, les questions restent ouvertes.
- Interprété par Adam Driver. Le nom est choisi en référence au coscénariste de Terry Gilliam, Tony Grisoni. ↩︎
- Interprété par Jonathan Pryce. ↩︎