Milla (Valérie Massadian, 2017)
Réitérer, par une alliance avec le film, l’alliance entre le mort et la vie.
Résumé.
I.
Milla (17 ans) et Léo (à peine plus vieux) sont deux jeunes amants en galère. Ils volent de quoi manger, s’installent dans une maison inhabitée au bord de la Manche, adorent écouter le même morceau de rock (Add it up, de Ghost Dance), lisent des poèmes (L’Amant de la Chine du Nord, Marguerite Duras). Les vitres cassées ne les dérangent pas, ils vivent sur le lit. Milla rit souvent, mais son rire est ambivalent, à la fois sincère et forcé, fragile et artificiel. Léo est parfois brusque, presque agressif. On est en bord de mer. Léo trouve du travail comme marin-pêcheur tandis que Milla, enceinte, reste à la maison. Mais une nuit, le chalutier fait naufrage. Prostrée, elle encaisse sans pleurer.
II.
Seule et enceinte, Milla doit faire face. Elle commence par travailler dans un hôtel de Cherbourg où elle fait le ménage – pas facile pour elle, car elle ne sait même pas se servir d’un aspirateur. Comme par hasard en passant dans l’hôtel, elle croise les deux chanteurs de Ghost Dance, dont les paroles prennent un autre sens : I need a kiss… I would love to love you (la chanson de Léo). On ne sait pas si le désir de Milla est toujours dans ces phrases, ou si déjà elle est résignée. Elle s’entend bien avec l’autre femme de ménage, plus âgée qu’elle et mieux installée, et puis elle accouche. On voit à l’écran le nourrisson chercher le sein de sa mère. Elle trouve un autre travail, vendeuse au primeur de fruits et légumes où elle apprend à se servir d’une balance. Elle s’occupe de l’enfant (Ethan), toujours solitaire. Le voici qui marche et qui parle. Ethan ne joue pas la comédie, le cinéma n’est plus du cinéma, il est en confiance avec sa mère. Elle rejoue parfois, en l’inversant, la relation avec Léo (il lui peignait les ongles, elle peint les ongles de son fils). A la fin, c’est la voix de l’enfant qui couvre le générique. Elle est fatiguée, elle s’endort peut-être. Qui sait de quoi elle rêve ?
Analyse.
Le film s’ouvre sur un couple, une alliance entre un jeune homme (Léo) et une jeune femme (Milla). Ils ont une certaine complicité, une façon d’être ensemble qui préserve un écart entre eux, des différences. On ne sait pas s’ils s’aiment vraiment. Peut-être se sont-ils trouvés par hasard, ou peut-être chacun d’entre eux a-t-il trouvé un avantage à cette relation. En tous cas c’est ensemble qu’ils s’installent dans la maison abandonnée, lui un peu plus machiste et elle un peu plus douce. Il commencent, avec leurs pauvres moyens, à aménager les locaux. Ensemble ils mangent, ils dorment, ils lisent des poèmes et ils font un enfant. Léo trouve un travail, une certaine place dans la société, il fête son anniversaire avec ses collègues, il lui arrive de chanter, de s’amuser, tandis que Milla est travaillée par l’inquiétude.
Dans cette fiction où les plans, très longs, sont filmés comme un documentaire, le récit croise l’histoire personnelle des acteurs. Valérie Massadian a exercé toutes sortes de métiers comme Milla. Elle soutient Séverine Jonckeere, comédienne occasionnelle qui a grandi de foyer en foyer, dans la vie comme dans le film. Séverine est une jeune maman qui joue avec son propre fils, qui se prénomme Ethan dans le film comme dans la vie. Valérie a été une jeune maman isolée (son fils Mel est crédité pour l’image dans le générique de Milla), et la femme de ménage qu’elle joue dans le film a elle aussi été une jeune maman isolée. On a du mal à séparer les acteurs de leur rôle. Pendant le tournage, c’est Christiane Famer, la mère de la réalisatrice, qui préparait les repas. Tout le film est basé sur cette porosité entre la vie courante et celle des acteurs. Du début à la fin, c’est une histoire d’autobiographie et une affaire de famille, et pourtant pour chacun, pour chaque regardeur de ce film, c’est de la vie qu’il est question, la vie en général. Qu’est-ce qui fait venir cette transmutation ?
La mort ne semble pas s’opposer à la vie. C’est un événement brutal, imprévu, choquant, cruel, c’est une douleur qui vient aggraver la difficulté à vivre, qui change le contexte, les conditions, qui oblige à trouver d’autres lieux, à vivre ailleurs, à inventer d’autre solutions, mais la mort n’arrête la vie que pour un individu, un autre que soi qui reste autre que soi, après sa disparition. Dans le film, Milla est la vivante qui survit jusqu’au bout, c’est Léo qui meurt, seulement Léo, en laissant son nom, sa descendance et quelques traces. Elle n’aura vécu avec lui que pour survivre à ses obsèques, mais ce n’est pas le point final.
Avant de poursuivre l’analyse, il faut aborder une autre dimension, inévitable, du film : l’autobiographie. Valérie Massadian a donné beaucoup d’interviews, en français et en anglais, autour de sa sortie. D’un côté, elle nie qu’il s’agisse stricto sensu d’une autobiographie, mais d’un autre côté, elle reconnaît qu’entre son histoire et celle de Milla il y a quelques points communs, notamment le point essentiel : elle a elle-même porté un enfant, dans la solitude, à l’âge de 19 ans. Dans les entretiens qu’elle donne, elle parle d’elle-même, de sa vie, autant que du film (il est vrai que ce sont les questions qu’on lui pose). Même si le film est irréductible à sa dimension autobiographique, celle-ci insiste dans ses accompagnements, son environnement, les multiples comparaisons, analogies, voire confessions de la réalisatrice. C’est l’occasion pour elle de revivre sa vie, hors champ. On peut parler à ce sujet de parergon : elle fait proliférer sa vie dans les environs du film. Entre la biographie de la réalisatrice et le film tel qu’il est, définitivement achevé, sa thanatographie (ce qu’il en reste comme objet mort), il y a comme un accord, une alliance.
Mais ce n’est pas tout. Il y a dans le film une autre alliance, celle du couple. Fragile, incertaine, circonstancielle peut-être, elle n’est pas sans effet car au vivre-ensemble s’ajoute la grossesse de Milla. L’alliance hétérosexuelle se prolonge après la mort de Léo par une alliance que la mort n’interrompt pas, dont on ne sait si c’est la même ou une autre : l’alliance avec le mort. Celui-ci est présent dans les souvenirs de Milla, dans ses rêves, et aussi dans ceux de l’enfant. Le père mort est partie prenante à ce qui arrive. Une autre dimension biographique s’insinue dans le récit, puisque le père du véritable enfant de Séverine Jonckeere, Ethan, est lui aussi mort. L’enfant ne joue pas la comédie, il sait que son père est ailleurs. Il n’a qu’une seule mère, sa maman et l’actrice.
Nous voyons un film, et la question se pose de savoir comment nous, spectateurs, nous situons par rapport à lui. S’il nous émeut, s’il nous trouble, c’est qu’il y a encore un autre contrat en jeu, appelé par la réalisatrice par le fait même qu’elle ait réalisé ce film. Entre cet objet inerte qui n’est qu’une trace digitale, une inscription, et nous, se noue une autre alliance entre le mort et la vie. Le mort, c’est ce texte de vision et d’audition qui compose un film. Il nous hante de la même façon que Léo hante Milla et Ethan. Nous n’avons pas besoin pour cela de nous identifier à ces derniers, il suffit de voir le film.
Double alliance, donc, entre le mort et la vie. Le mort, c’est le père, le film, et la vie, c’est la mère, la vivante, et nous les regardeurs, les vivants. Les deux alliances se superposent, se confirment, se réitèrent l’une l’autre.