Sailor & Lula (David Lynch, 1990)

Pour remédier à des violences insupportables, des blessures irréparables, il faut un amour sauvage, hors norme, inconditionnel et illimité

C’est un amour qui peut sembler sauvage, excessif, asocial, comme l’indique le titre en anglais, Wild at Heart, mais s’il est sauvage, c’est que cette sauvagerie est partout : dans le monde, dans la famille, dans les esprits, et aussi dans le film qui n’en est que la réitération. Cette sauvagerie nous assaille dès le générique qui s’inscrit sur le fond d’un puissant incendie, et la première scène d’une violence extrême, quand Sailor Ripley1 massacre un homme venu le tuer sur instruction de Marietta Fortune2, la mère de Lula Pace Fortune, 20 ans. D’un doigt ensanglanté, Sailor désigne Marietta comme responsable de la brutalité de cette première scène. Si Sailor et Lula étaient déjà mariés, on dirait que la belle-mère veut se débarrasser de son gendre après avoir tenté de le provoquer, le séduire dans les toilettes. Mais ils ne sont pas mariés, leur couple est illégitime, disparate, entre un ancien délinquant et une fille de riches nommée Fortune. On ne saura jamais, dans le cours du film, comment ils se sont rencontrés, mais on comprend dès le début que leur amour est puissant, inébranlable, et que la haine de Marietta est tout aussi puissante, inébranlable. 

Le monde est dangereux. Lula a subi l’assaut de son pseudo-oncle Pooch3, une relation d’affaire de son père, qui l’a violée à l’âge de 13 ans. Elle n’a pas été consolée mais vengée, car Pooch est mort trois mois plus tard dans un accident de voiture. Sa mère n’hésite pas à embaucher des tueurs, comme ce Marcello Santos auquel elle fait appel pour se débarrasser de Sailor, l’amoureux de sa fille qui était aussi l’ancien chauffeur du malfrat (on l’apprendra plus tard). Son amant Johnnie Farragut4, chargé de ramener Lula en se débarrassant de Sailor, est lui aussi une sorte de tueur, quoique légèrement plus sentimental. Marcello a décidé de se débarrasser de Johnnie, témoin gênant du meurtre du père de Lula, Clyde, dans un incendie qui continue à obséder sa fille. Pour échapper à cet univers aussi sordide que crapuleux, Sailor enfile sa veste en peau de serpent, symbole de son individualité et de sa croyance en la liberté personnelle (dit-il), et décide de rompre sa liberté conditionnelle pour s’enfuir avec Lula en Californie, avec pour première étape la Nouvelle-Orléans5. On passe sur les autres violences provoquées par Sailor dans un dancing6, son imitation impeccable d’Elvis Presley chantant Love me, la terreur de Lula qui se remémore une fois de plus l’assassinat de son père, la vision obsédante d’une sorcière (sa mère) incapable de protéger la jeune adolescente. Pour échapper à ce monde, s’extraire de cet enfer, ils se soutiennent, se jurent mutuellement un appui réciproque, quoiqu’il arrive. C’est cela pour eux, l’amour : une concorde sexuelle7, une sincérité et une confiance absolues, la garantie qu’ils ne s’abandonneront jamais tandis que les dangers s’accumulent.

Effectivement ils s’accumulent. On hésite à en donner la liste tellement ils sont nombreux et massifs : les horreurs débitées par la radio, Marietta qui fait tuer son amant après son mari, un accident au bord de la route avec une jeune femme terrorisée par sa mère qui finit par mourir, Isabella Rossellini maquillée en Perdita Durango8, complice du meurtre de Clyde et probablement ancienne amante du Sailor torturant Johnny, Lula qui vomit avant d’être menacée de viol par l’affreux Bobby Peru9, Sailor qui (faute d’argent) participe à un cambriolage, trahit Lula, est trahi à son tour par Perdita Durango, échappe à la mort mais est arrêté de nouveau par la police, Lula solitaire récupérée par sa mère et Marcello Santos, et jusqu’à la toute dernière sortie de Sailor, plus de cinq ans après, un nouvel accident de voiture dont il faut cacher la vison au fils prénommé Pace (la paix), comme le second prénom de sa mère. Parallèlement le couple transgressif se rapproche d’une famille « normale » quand Lula annonce à Sailor qu’elle est enceinte. « It’s OK by me Peanut » dit-il. Elle est inquiète, il promet de la protéger quoi qu’il arrive – une promesse qu’il ne tiendra pas. 

On se retrouve cinq ans plus tard, à la seconde sortie de prison de Sailor. Trop émue, Lula sort de la voiture. Pour l’enfant, tu dois te calmer dit-il – mais elle ne se calme pas. Alors il dit à l’enfant : « Let’s went, before we’re dancin’, at the end of a rope without music ». Traduction : je préfère partir, pour ton bien, avant de finir au bout d’une corde, et il ajoute : je ne voudrais pas rendre la vie plus dure qu’elle n’est. On voit les larmes de Lula quand elle comprend qu’il s’en va. Mais voilà que, sur le chemin du départ, il est attaqué par huit types (pas moins). Pourquoi ? On ne sait pas. Il fume sa Marlboro, se fait casser la gueule, et alors… Il rêve d’une fée qui se dresse au-dessus de lui (the Good Witch), qui dit : « Sailor Ripley, Lula loves you ». Avec aveu et confession, la scène devient alors tout ce qu’il y a de plus chrétienne. « Je suis un voleur et un meurtrier, et mes parents ne m’ont rien enseigné dit Sailor. – Elle t’a pardonné tout cela, tu l’aimes. N’aie pas peur Sailor. – Mais j’ai la sauvagerie ancrée dans mon cœur (Wild at Heart, le titre anglais du film). – Si ton cœur est si sauvage, alors tu vas combattre pour tes rêves. Ne t’éloigne pas de l’amour Sailor, ne t’éloigne pas de l’amour ». Ils échangent un baiser, et la fée répète : « Don’t turn away from love ». Sailor, transformé, s’excuse auprès des types qui l’ont attaqué et les remercie. (On voit ses larmes). Il grimpe sur les voitures qui la séparent de Lula10, ils s’embrassent « Je viens de rencontrer la bonne sorcière » dit-il. Enfin, il interprète la chanson d’Elvis Presley, Love me tender – cette fois leur amour est définitivement acquis. 

David Lynch a déclaré que ce qui l’a poussé à faire ce film à l’époque était l’état du monde : une folie qui devait se retrouver dans le film, et qui ne pouvait être soignée que par l’amour. D’un côté, l’amour doit être à la hauteur des souffrances subies, de l’étendue des crimes qu’il vient réparer : absolu, total, infini, illimité. Rien de ce qui arrive ne peut l’entamer. Mais d’un autre côté, pour réparer le monde, il faut que Sailor et Lula fassent famille : la mère, le père et l’enfant. En ce sens c’est un film très chrétien, très américain : il faut pardonner pour réparer. Si on répare on a beaucoup de mérite, et on réussira dans ses ambitions familiales. Avant la réconciliation ultime, la constitution de la famille, il y a la scène des voyous qui attendent Sailor à la sortie. À priori il n’a aucune chance, il va se faire massacrer, mais pas du tout : ils l’épargnent, le laissent se relever tranquillement. C’est un avertissement pour lui dire : Ne sois pas lâche, continue sur ton propre chemin. Sailor entre dans leur jeu car il s’excuse auprès d’eux. Il a reçu le message : « Ne tiens pas compte du poids de tes fautes passées. Déculpe-toi et laisse-toi aller à l’amour ». Cette dernière épreuve le libère définitivement. Toutes ses erreurs sont effacées, y compris l’assassinat du père de Lula. L’amour répare tous les crimes, y compris les crimes familiaux qu’a subis l’innocente Lula11.

Le paradoxe du film tient à la tension entre la nécessité d’un amour fou, excessif, illimité, pout résister aux horreurs du monde, et la scène familiale finale qui tend vers l’amour raisonnable d’un couple américain moyen. Rassurez-vous, dit-il, tout reviendra dans l’ordre : il suffit de pardonner et de poursuivre dans le droit chemin. Malgré les sifflets qui ont accueilli sa palme d’or à Cannes, Sailor & Lula est un film bien-pensant, politiquement correct, béni par les fées et les anges gardiens.

  1. Interprété par Nicolas Cage. ↩︎
  2. interprétée par Diane Ladd qui est la véritable mère de Laura Dern, qui interprète Lula. ↩︎
  3. Pucinski, qui a introduit le tueur Santos dans la famille. ↩︎
  4. Interprété par Harry Dean Stanton. ↩︎
  5. Ils partent de l’Est des USA, entre Caroline du Nord et Caroline du Sud. ↩︎
  6. Il faut que Lula, son amoureuse, lui appartienne absolument. ↩︎
  7. Le film insiste sur les rapports sexuels « réussis », la jouissance commune, réciproque. ↩︎
  8. À l’époque Isabelle Rossellini vivait en couple avec David Lynch. ↩︎
  9. Interprété par Willem Dafoe. ↩︎
  10. Scène reprise au début de La La Land (Damien Chazelle, 2016), où il est aussi question d’amour. ↩︎
  11. Citation d’Isabella Rossellini dans le making-off du film : « Dans les films de David ou d’autres films ou romans, ou dans la mythologie ou les contes de fée, il y a toujours le sentiment d’un chaos, et de ce qu’il faut faire avec, de comment mettre de l’ordre dans le désordre, dans ce qu’à la fin on ne comprend pas. Et très souvent, la réponse, c’est l’amour, et soudain l’amour vous sort de ce chaos. Il ne vous donne peut-être pas toutes les réponses, mais il peut vous élever au-dessus, donner un peu d’ordre ».  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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