La Voyageuse (Hong Sang-soo, 2024)
La simple présence d’une personne étrangère, sans raison ni justification, peut arracher quelqu’un à sa vie quotidienne, traduire ses pensées dans une autre langue
Elle est interprétée par Isabelle Huppert1 et s’appelle, ou se fait appeler, Iris. On ne connait ni son passé, ni son histoire, ni son nom de famille, on ne sait pas pourquoi elle se trouve en ce moment à Séoul, en Corée. Un jour où elle jouait de la flûte à bec dans un parc, elle a rencontré un jeune homme, In-geok, qui lui a proposé de l’héberger gratuitement chez lui, et elle a accepté. Puis la voyant ne rien faire, il lui a conseillé d’enseigner le français, ce qu’elle a aussi accepté. Elle donne des cours au domicile de ses clients. Ce jour-là, elle a deux élèves, deux femmes, Yeon-hee et Won-joo (celle-ci étant toujours accompagnée par son mari Hae-soon), et une méthode : dans leur seule langue commune (l’anglais), leur demander ce qu’elles ressentent, le retranscrire en français, l’enregistrer au magnétophone (pour l’accent)2, leur conseiller de répéter ces phrases autant de fois que possible, et c’est tout (ni apprentissage ni manuel). Cette méthode où les mots ne se détachent pas du vécu, où les émotions s’expriment mieux dans une langue étrangère que dans la sienne propre, cadre curieusement avec sa bizarre façon de s’habiller : un chandail vert acide (une couleur qui semble présente aussi dans la capitale coréenne), une robe à fleurs, des sandales compensées et un chapeau3, des couleurs désaccordées qui lui donnent une allure un peu extérieure au monde, féérique. À part ça elle bavarde beaucoup, se fait payer, et sans doute espère-t-elle que ça va continuer (mais ce n’est pas sûr).
Solitaire, elle cherche le contact avec les gens avec parfois un peu d’exagération, voire plus, quand elle embrasse ses interlocuteurs sur la joue, quand elle les touche ou les attire vers elle (ce qu’elle a tenté de faire non sans ambiguïté avec Hae-soon, le mari). Malgré l’écart culturel, ils résistent peu, ils sont séduits par cette quasi proximité qui ne dépasse jamais les limites. On la sent un peu déprimée, ce qu’elle compense en mangeant toute seule un vaste bibimbap et en ingurgitant en grande quantité du makgeolli, un alcool de riz fermenté à l’aspect trompeur (on dirait du lait, mais c’est plus alcoolisé que la bière), à la surprise de ses interlocuteurs.
Dans ce film léger, décontracté (qui pourtant a reçu l’Ours d’argent au Festival de Berlin, ce qui n’est pas rien), Hong Sang-soo oppose la liberté, l’ouverture aux autres de la française aux réponses contraintes et répétitives de ses interlocuteurs coréens. Les deux élèves prononcent les mêmes phrases, accomplissent les mêmes actes (jouer d’un instrument de musique), et quand on leur demande ce qu’elles ressentent, s’expriment exactement de la même façon. Elles sont pourtant toutes deux sincèrement convaincues de leur originalité. Iris leur fait sentir qu’après tout savoir parler français n’a pas beaucoup d’importance, l’important, c’est de s’exprimer dans une langue étrangère, extérioriser ses sentiments. Elles acceptent pour cela de payer, comme elles paieraient un(e) psychanalyste, tandis qu’Iris s’empresse de donner l’argent à son hôte In-geok. En circulant, l’argent et les mots produisent du nouveau. Comme le dit un poème rencontré en cours de route : « Mon chemin / Est toujours un nouveau chemin / Traverser le ruisseau /Franchir la colline / Vers le village ».
Mais le film ne serait pas signé Hong Sang-soo s’il n’était pas porteur d’une éthique qui surgit dans toute sa clarté quand soudain la mère de In-geok, So-ha, débarque à l’improviste. Son antonyme Iris s’enfuit immédiatement. So-ha ne comprend pas que son fils puisse héberger une inconnue. D’où vient-elle ? Qu’a-t-elle fait dans sa vie ? Pourquoi est-elle là ? Si elle habite chez lui, que demandera-t-elle en contrepartie ? Avec elle pénètre dans le film la vie quotidienne des Coréens, faite de travail, de transactions, d’organisation et de calcul : exactement l’inverse d’Iris. Elle interroge son fils sur son budget, ses dépenses, ses loisirs. Avec elle reviennent les obligations familiales, la responsabilité, la méthode et aussi le plat local, le kimchi4 qu’elle force In-geok à déguster, bien qu’il préfère les salades préparées par Iris. La Française, fausse professeure de langue, symbolise l’incalculable, l’intraduisible que So-ha rejette de toutes ses forces en exigeant que tout ce qui arrive soit traduit dans le coréen le plus courant. Rencontrant dans la rue une jeune femme5, Iris lui traduit en français, en s’aidant de son téléphone, un poème que son interlocutrice peut lire dans sa langue, en coréen. C’est un jeu dans lequel il ne s’agit pas de mieux saisir le sens obvie du texte dans sa langue maternelle, mais de découvrir, par un tiers, l’étrangeté des propos en les projetant dans une autre langue6. C’est ainsi que procèdent la poésie, le cinéma, et aussi l’étrange méthode d’enseignement de la voyageuse.
Une fois débarrassé de sa mère, In-geok court retrouver Iris endormie dans le parc.
- Qui a incarné plus de trois personnages avec Hong Sang-soo car, dans leur première collaboration, In Another Country(2012), elle incarnait 3 rôles, auxquels s’ajoute celui de La Caméra de Claire (2018). ↩︎
- Ce n’est pas un smartphone, c’est un magnétophone à cassettes. ↩︎
- C’est comme si elle s’était habillée n’importe comment – et d’ailleurs c’est Isabelle Huppert qui a acheté ces vêtements, un peu au hasard, avant de prendre l’avion à Paris ↩︎
- Le kimchi est un plat traditionnel coréen composé de piments, de légumes lacto-fermentés (chou, radis japonais) et d’aromates (ail, gingembre, sauce de poisson, etc.). Son goût est relevé, piquant, acide, et son odeur contribue à faire fuir Iris. ↩︎
- Interprétée par sa traductrice… ↩︎
- Jacques Derrida écrit : « Je n’ai qu’une langue, et ce n’est pas la mienne ». ↩︎