Trois couleurs – Rouge (Krzysztof Kieślowski, 1994)

Il n’y a pas de fraternité sans bénédiction : porter l’autre vers un avenir inconnu

Ce troisième film sur la devise française, Liberté, Egalité, Fraternité, est aussi un film sur la bénédiction. Tout se passe comme si, pour sa dernière réalisation, sans savoir qu’il allait mourir d’ici peu, en 1996, à l’âge de 56 ans, Krzysztof Kieślowski puisait dans le passé pour qu’advienne un avenir dont son personnage, le juge Joseph Kern1, aura été privé. Il n’y a rien d’autobiographique dans le récit, sauf le sentiment qu’il est temps de laisser venir, pour d’autres, ce qui n’adviendrait pas sans cela. Joseph Kern aurait rêvé de vivre une autre vie, avec la femme qu’il aimait, mais celle-ci l’a quitté pour un autre. De ce jour, il est resté seul dans sa villa de Carouge, près de Genève, sans chercher à la remplacer. Pour décider de l’innocence ou de la culpabilité d’un prévenu, il faut se familiariser avec son histoire, son existence, il faut s’identifier à lui, le connaître aussi bien – voire mieux – que soi-même. Il a vécu, comme on dit, par personne interposée, puisqu’un autre lui a dérobé la femme qu’il aimait, jusqu’au jour où il a prononcé ce qui pour lui était en quelque sorte le jugement ultime : déclarer coupable celui qui a épousé son ancien amour – un acte légal mais immoral, professionnellement justifié mais intimement honteux, qui l’a conduit à abandonner cette profession. Après sa retraite anticipée, le pli était pris, il ne pouvait plus vivre autrement, alors il a commencé à espionner les appels téléphoniques de ses voisins. C’était de nouveau l’occasion de se familiariser avec leur histoire, leur existence, confirmer par expérience sa misanthropie. En s’introduisant dans la vie des autres, il les jauge, il les juge, mais il n’interfère pas. Avec Valentine Dussaut2, 25 ans, étudiante et modèle à temps partiel, une rencontre de hasard, il peut imaginer avoir retrouvé celle qu’il a aimée autrefois. La relation est indirecte, elle passe par une chienne écrasée, Rita, que Valentine lui ramène – sans doute n’y est-il pas pour rien, puisque son adresse se trouve dans le collier de l’animal. Valentine croit aimer un certain Michel qui n’apparaît jamais dans le film, mais elle finira pas l’abandonner, elle le trahira pour Auguste Brunner, son voisin, rescapé comme elle d’un naufrage de ferry, qu’elle a croisé plusieurs fois sans savoir qu’elle allait le rencontrer. Une génération plus tard, c’est l’histoire de Joseph Kern qui semble se répéter – avec cette différence majeure que le couple entre Michel et Valentine, sans amour, était voué à l’échec. Joseph Kern a maudit le conjoint de celle qui lui semblait destinée, il l’a condamné en affirmant sa propre innocence de juge. Il peut maintenant accomplir le mouvement inverse : bénir Valentine, la précipiter vers l’innocent Auguste en affirmant sa propre culpabilité d’espion. Quand Valentine lui demande pourquoi il s’est dénoncé, il répond que c’est pour la faire revenir chez lui. Vis-à-vis d’elle, il se sent redevable. La bénédiction est aussi un geste de réparation.

Il y a trois moments dans la chronologie : 1/ aujourd’hui : Valentine 25 ans et Joseph 60 ans (amis); Auguste et Karin (amants); Auguste et Valentine (couple virtuel d’amants) 2/ hier, Joseph jeune quand il passait son examen de juge (sa promise lui a offert le stylo avec lequel il a écrit toute sa vie); 3/ demain, dans les rêves de Joseph : quand Valentine aura 50 ans et qu’elle se tournera vers un autre (inconnu). Demain est un moment de bonheur, contrairement à hier et aujourd’hui. Joseph et Valentine ne se rencontrent pas seulement aujourd’hui, ils se rencontrent aussi hier (Joseph et son amoureuse) et demain (Valentine et Auguste (alter ego de Joseph) – une union seulement suggérée, nullement certaine ni acquise). Le côté fascinant et fantastique du film tient à la conjonction entre ces trois moments. Auguste, l’étudiant en droit, est le double de Joseph, qui fut lui aussi étudiant en droit. Il est, comme Joseph, par hasard interrogé lors de son examen sur la page de son livre qui était resté ouverte; et lui aussi doit quitter Karin, son amoureuse, qui l’a trompé. Ce qui fait la différence entre Joseph et Auguste, c’est que l’Auguste d’aujourd’hui, qui était à la poursuite de Karin sur le ferry, a la chance de rencontrer Valentine, aujourd’hui, grâce à une effroyable catastrophe qui a fait 1400 morts. Il est possible de rompre la solitude, mais le prix est gigantesque. La bénédiction consentie par Joseph à Valentine profite aussi, indirectement, à Auguste, et même à son auteur – seule façon d’expliquer son sourire lorsque le jeune couple est sauvé du naufrage. Jouir de la joie de l’autre est une chose merveilleuse quoique difficile à appréhender, quand on considère le reflet du paysage sur la balle magique que Valentine tient dans sa main, lorsqu’elle voyage en train. Porter l’autre pour l’avenir n’est jamais une affaire simple, il y a toujours des déformations et des retournements. 

Valentine est une personne attentive aux autres, capable de compassion, de bonté, comme elle le montre dans sa relation avec la chienne, son frère, la vieille dame dans la rue, et aussi avec Joseph. Mais tandis que la bénédiction agit sur le futur, l’empathie n’agit que sur le présent. La bénédiction ne détermine rien; elle protège un futur opaque, inconnu.

  1. Interprété par Jean-Louis Trintignant. ↩︎
  2. Interprétée par Irène Jacob. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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