Les Espions (Henri-Georges Clouzot, 1957)

De ce monde inexplicable, insensé, où il faut bien vivre, on ne peut témoigner qu’en silence

On n’est pas obligé de prendre au mot le titre du film et de considérer qu’il s’agit vraiment d’espionnage. C’est l’histoire d’un médecin solitaire, un psychiatre passablement alcoolique, le Dr Malic1, qui tente de sauver de la faillite une clinique minable à Maisons-Laffite. Il n’a que deux patients : Lucie, bienveillante mais muette, interprétée par la propre épouse de Clouzot, Véra, et un toxicomane au bord de la décompensation, M. Valette. Selon le récit, un émissaire américain, le colonel Jack W. Howard, lui propose 5 M$ pour héberger quelques jours un agent secret qu’on désigne sous le nom d’Alex et qui est interprété par un acteur allemand, Curd Jürgens. En pleine guerre froide, après la création du Pacte de Varsovie (14 mai 1955), la révolte polonaise de Poznań (juin 1956) et la révolution hongroise (du 23 octobre au 10 novembre 1956), peu après la crise du canal de Suez (du 29 octobre au 7 novembre 1956) les grandes puissances, qui sont à l’époque les USA et l’URSS, s’affrontent sur tous les terrains. Quel rapport cela a-t-il avec le Dr Malic qui semble à peine participer aux discussions politiques du Café du Commerce ? Aucun. C’est ce pas-de-rapport, cette indifférence structurelle par rapport à l’enjeu, qui est le cœur du film. On verra qu’il n’affecte pas seulement le Dr Malic, mais tous les personnages, y compris les espions, qui sont tous des exilés ou des apatrides. Tout le monde fait semblant de participer à ces grandes querelles internationales sauf Lucie, la muette, et le Dr Malic qui imaginera, lui aussi, sauver le monde, avant de se retrouver au point de départ.

Clouzot n’avait pas l’intention de réaliser un film d’espionnage. Au départ son désir était d’adapter Le Procès de Kafka (écrit en 1914 et publié en 1925 par son exécuteur testamentaire Max Brod), mais les droits avaient déjà été acquis par d’autres qui soutiendront le film d’Orson Welles qui ne sortira qu’en 19622. Il a donc choisi, a défaut, Le Patient de Minuit, un roman d’Egon Hostovský de 1954 (avant les révoltes de 1955-56) dont le protagoniste, le docteur Arnost Malik, ne vit pas en France mais dans un pays communiste, la Tchécoslovaquie. C’est ce contexte qui intéressait Clouzot et non pas les histoires d’espions qui ne deviendront à la mode que dans les années 1960, après la parution de l’Espion qui venait du froid (John Le Carré, 1963). L’enjeu est le positionnement d’un homme isolé, solitaire, désocialisé, dans un monde dont les règles lui échappent. Dans l’espoir d’éviter la faillite de sa clinique, il faut bien qu’il accepte la somme d’argent qu’on lui propose (un acompte d’un million), il faut bien qu’il participe, bien qu’il ne sache même pas à quoi il participe. À partir du moment où il croira comprendre, il se débarrassera de l’argent pour le donner à Constance « Connie » Harper, la fausse infirmière qui semble plus ou moins commander au petit monde qui débarque dans sa clinique.

Dans la première partie du film, la plus longue, le Dr Malic n’a plus aucun pouvoir, plus aucun contrôle, plus aucune souveraineté. Des espions débarquent de tous les côtés, à la fois ennemis et complices. Il n’est plus chez lui, il habite la clinique comme un étranger. Dans la deuxième partie, après le suicide du colonel Howard, il se lance à la poursuite du professeur Joseph Vogel, un scientifique qui déclare avoir inventé quelque chose d’encore pire que la bombe atomique. Vogel vient de s’échapper de l’Ouest après s’être échappé de l’Est. C’est un déserteur, comme Howard, comme Malic lui-même. « Tout ce que j’ai fait aboutit au massacre » dit-il. Il voudrait se débarrasser définitivement des savoirs qui ont été les siens. « Ce qu’ils veulent, c’est la mort, la mort des autres. Ils veulent tous avoir raison, et la dernière raison, c’est celle…. » murmure-t-il avant de se suicider lui aussi. On ne connaitra ni la « dernière raison », ni les objectifs des espions qui ne disparaissent pas, qui sont partout et font prendre Malic pour un fou. Revenu dans « sa » clinique (la clinique qu’il est, de toutes façons, sur le point de perdre), il se demande s’il faut dénoncer les tueurs, tout déclarer à la police. Mais comment prouver ce qui n’a laissé aucune trace ? Il n’a pas de témoin et une seule interlocutrice : Lucie. Seule la patiente muette a assisté à tous les événements (sauf ceux qui se sont déroulés dans le train), elle seule pourrait témoigner de ce qui s’est passé, et d’ailleurs elle retrouve la parole : « Je peux parler » dit-elle. « Je dirai tout ». « Pour vous » Mais elle n’aura pas l’occasion de le faire. Le film se termine sur un coup de téléphone. Même s’il crie : « Je m’en fous de crever. Je veux leur peau tu comprends, je veux leur peau ! », il est paralysé. Répondre au téléphone est trop dangereux, ni l’un ni l’autre n’a ce courage. Jamais ils ne témoigneront, ils resteront dans la non-réponse. Ils n’iront pas ensemble tout raconter à la police, leur duo étrange restera figé dans le silence. Tel est l’apport unique de ce film : Il y a de l’ « intémoignable ». Il n’y avait au départ qu’une seule muette, et maintenant ils sont deux. Ils ont tout vu, tout entendu, mais ils ignorent de quoi il s’agit. S’ils parlaient, personne ne les croirait. Les mécanismes du monde, son fonctionnement, restent absolument opaques. 

Quel est l’indéclarable, encore pire que la bombe atomique ? Le secret caché derrière l’horreur d’une époque ? Aujourd’hui nous expérimentons le changement climatique, la pollution irréversible de la planète, mais il pourrait y avoir, derrière ces risques majeurs, encore pire. Une violence originaire, primordiale, qui ne pourrait même pas être décrite, documentée, à moins d’être pris pour un fou – le comble pour un psychiatre. Un personnage incarne ce lieu dans le film : Alex. Il faut le cacher dans la clinique, ne jamais le montrer ni le dénoncer, le protéger bien qu’il puisse se protéger lui-même. Il ne laisse aucune empreinte digitale, aucune trace. On ignore à quel camp il appartient. Quand il s’en va, il laisse ses lunettes noires au Dr Malic : un souvenir qui ne pourra jamais rien prouver. Les espions Cooper et Kaminsky le traquent, mais ce n’est pas lui qu’ils cherchent, c’est un autre (Vogel), dont ils vont se débarrasser.

  1. Interprété par Gérard Séty. ↩︎
  2. « Clouzot a fait Kafka dans sa culotte » disait à propos de ce film Henri Jeanson. ↩︎

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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