L’épuisement d’un monde rend nécessaire, exigible, l’ouverture d’une autre alliance
Il faut commencer par une assertion qui n’aura rien d’évident pour le lecteur : Un monde, c’est une alliance. Tout être, vivant ou pas, est en relation avec l’extérieur. Il lui faut, pour persévérer dans son être, garder cette relation, l’entretenir sur la durée. Quelles qu’en soient les complexités, les difficultés, la nature, cette relation est pour lui essentielle, inéliminable. Si j’emploie le mot alliance, un terme connoté religieusement, c’est pour souligner à la fois la nécessité et l’hétérogénéité de cette relation. Une alliance n’est pas un contrat, elle n’est pas pensée, réfléchie. C’est un état de fait, une obligation, une contrainte, une violence. L’être ne continue à être que s’il est compatible avec les conditions extérieures sur lesquelles il n’a pas d’autre prise que sa propre existence. Ce n’est ni un choix ni une possibilité, c’est la conséquence du fait qu’autour de moi ça existe, et que je dois faire avec. L’élément commun avec ce qu’on a pu appeler Dieu, c’est que ça ne répond pas, et pourtant ça agit. Dieu peut se mettre en colère, il peut me détruire, m’abolir. Je nomme monde un rapport relativement stable avec cette extériorité, en sachant qu’il peut se rompre, se dissoudre. Quand cela arrive, quand le monde s’épuise, il n’y a pas d’autre chemin ouvert que celui d’une autre alliance avec une autre extériorité – ce qui implique une transformation de l’être. S’il disait je, alors ce n’est plus le même je.
L’épuisement d’un monde, cela peut se dire de la mort : le passage d’un monde à un autre. Heinrich von Kleist désirait ce passage que Jessica Hausner a décrit dans son film L’amour fou (2014). L’autre alliance lui paraissait plus désirable que sa survie quotidienne – une opinion pas si rare que cela puisqu’elle est partagée par John Marcher dans La Bête de la Jungle, récit de Henry James mis en scène par Benoît Jacquot (1988), ou par Elisabeth et Simon dans L’Amour à Mort (Alain Resnais, 1984). Etant donné que nous habitons dans la continuité de l’ancien monde (la vie), nous ne savons rien de l’alliance nouvelle à laquelle ils aspiraient (la mort). Nous n’en savons guère plus dans les cas où l’amour transgresse les règles de nos communautés -ce que suggèrent par exemple des œuvres comme Pandora (Albert Lewin, 1951) ou Cafe Müller (Pina Bausch, 1978). L’horizon d’une autre alliance reste insaisissable.
Mais l’une des allusions les plus déconcertantes à l’autre alliance réside dans les films de vampires. Dès 1922, un siècle avant que la question du rapport de l’humain à sa terre ne soit irréversiblement posée (quoi qu’en disent les climato-sceptiques), un trio formé d’un réalisateur (Wilhelm Friedrich Murnau), d’un producteur (Albin Grau) et d’un scénariste (Henry Galeel) a mis en scène la compétition entre l’alliance des hommes avec ce qu’ils nomment la nature – pseudo-alliance car celle-ci n’est qu’une projection d’eux-mêmes, et une autre alliance entre des êtres singuliers qui partagent sans médiation le sang, la pensée et les symboles. Sans doute avaient-ils, quelques années après la Grande Guerre, pressenti l’épuisement moral et matériel de notre monde. En tout cas Nosferatu, Symphonie de l’Horreur, signé Murnau, ouvre un questionnement que des centaines de films de vampires n’ont jamais refermé.