Dans le désarroi, tu laisses venir le retrait
Dans une situation embarrassante, insoluble, inquiétante, insupportable, on ne sait pas toujours quoi faire, alors on s’efface, on se retire. Ce choix peut ressembler au plus naturel des comportements : la fuite. La fuite est ambivalente. D’un côté, il y a en elle une dimension de lâcheté. Fuir, c’est refuser la confrontation directe, c’est renoncer à la lutte, au combat, c’est une démission, une faiblesse. Mais d’un autre côté, il faut parfois pour fuir un certain courage, une témérité. C’est le cas quand on se dissocie d’une communauté à laquelle on a appartenu depuis longtemps. Acquiescer à la soumission aurait été plus facile que de s’en échapper, même sans but, même dans la plus totale irresponsabilité. Dans Le Déserteur de Dani Rosenberg (2023), le jeune soldat Schlomi, membre d’une unité d’élite de l’armée israélienne (la brigade Golani), saisit une occasion de quitter son unité de combat à Gaza. En courant le plus vite qu’il peut il s’enfuit littéralement, rentre chez lui, rejoint sa petite amie, accomplit dans la panique une série d’actes qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir faire et finit confus, désespéré, ne sachant rien expliquer, ne comprenant pas lui-même pourquoi il en est arrivé là. Ce comportement solitaire où le retrait n’est pas une ouverture à autrui (Je me retire devant toi) mais décrochage individuel, désengagement égoïste, exprime à la fois le désir de fuir et l’affirmation d’autres orientations, d’autres valeurs implicites, nébuleuses, que Schlomi est incapable d’expliciter. Il ne sait pas ce qu’il désire, mais il sait qu’il ne doit pas continuer de la même façon. Dans un autre film, Le syndrome asthénique de Kira Mouratova (1990), on trouve une modalité du retrait assez proche. Le personnage de la deuxième partie, Nikolai, instituteur, ne peut pas s’empêcher de dormir. Il s’endort dans le métro, dans une séance de tableau vivant, dans la salle des professeurs, dans un hôpital psychiatrique, et peut-être définitivement à la fin du film. C’est une fuite devant le monde tel qu’il est (sa femme, ses élèves, ses collègues, les habitants de la ville) et un jugement radical. À quoi bon rester éveillé dans un monde qui nie l’éveil, qui annule les singularités ? Lui non plus ne se retire pas pour laisser la place à d’autres, il se retire du monde pour se réfugier dans ce qui n’est pas tout à fait un sans-monde : celui des rêves, de ses rêves à lui. Ce monde où vous me forcez à vivre, il ne vaut pas la peine d’être vécu dit-il à chaque fois que le sommeil s’empare de lui. Dans De nos jours (Hong Sang-son, 2023), ce n’est pas le sommeil qui joue ce rôle, c’est l’alcool. Dans le monde courant, le poète n’a aucune place. D’ailleurs on ne le lit pas, mais l’alcool ou le tabac ouvrent l’accès à un autre monde en rupture avec la monotonie, la logique mécanique de l’existence. Il ne se drogue pas, il se décale, se déplace. Comme pour Schlomi ou Nikolai, ce retrait le précipite dans la solitude, mais a-t-il vraiment d’autres choix ?