Asako I et II (Ryūsuke Hamaguchi, 2018)

Quand l’amour se décide, la trace se retire, elle s’efface – il faut plonger dans l’incertitude

Asako, jolie jeune femme, vit deux relations successives. D’abord, à Osaka, sa ville d’origine, elle tombe amoureuse du fantasque Baku, rencontré à la sortie d’une exposition de photos. Elle est à peine sortie de l’adolescence, et Baku l’entraîne dans son mode de vie. Un jour, ils frôlent la mort sur une moto. Mais Baku a l’habitude de disparaître d’un coup sans laisser de trace ni d’adresse. Déçue, démoralisée par cette disparition soudaine, Asako part à Tokyo, où elle rencontre un autre jeune homme, Ryohei, dont le visage ressemble à celui de Baku, mais qui n’a rien d’un artiste : il est employé au marketing d’une entreprise de saké. Ryohei adore Asako, mais sa position à elle semble ambiguë, comme si elle regrettait toujours Baku. Ils vivent ensemble, et cinq ans plus tard Asako et Ryohei décident de se marier. Mais voici que, juste avant le mariage, Ryohei voit Baku dans une voiture. Entretemps le jeune homme est devenu mannequin célèbre et acteur. Elle n’hésite pas une seconde, abandonne Ryohei pour Baku. Celui-ci la conduit en voiture dans un lieu isolé, vers Hokaido, où sa famille a une maison. Mais sur le chemin, tout aussi soudainement, elle change d’avis, elle abandonne Baku pour Ryohei. Finalement, c’est avec lui, Ryohei, qu’elle veut vivre. Elle le supplie de la reprendre. Ryohei résiste, puis finit par accepter. Jamais, dit-il, les choses ne seront comme avant. Qu’en est-il de l’amour d’Asako ? N’est-ce pas toujours Baku son objet, à travers Ryohei ? A moins qu’elle ne cherche, à travers un Baku fantasmé, un Ryohei ? Dans le récit, la question reste ouverte. 

Le titre semble clair. Il y a deux Asako, I et II. La première est amoureuse de Baku, à Osaka, et la seconde partage sa vie avec Ryohei, à Tokyo. Il semble que le véritable amour, l’amour fou, soit celui de Asako I, et que la seconde relation, Asako II, soit une reproduction, une pâle imitation de la première. Mais les choses se compliquent, voire s’inversent, vers la fin du film. Asako II se rend compte que le retour vers Asako I ne fonctionne pas. Baku n’est plus cet être mystérieux qu’elle a aimé, ce n’est qu’un reste, une survivance du passé, un spectre. Il lui faut un corps, un être de désir, d’amour, de générosité.

Au fond, l’histoire d’Asako est banale. C’est ce qui arrive dans n’importe quel amour : on tombe amoureux de quelqu’un qui nous rappelle une chose oubliée ou refoulée (la trace). Et voilà pourquoi vous préférez les blondes, ou les brunes… La singularité du film, c’est qu’il montre successivement les deux temps : le premier amour (archi-amour), généralement refoulé, et le second, celui de la vie réelle, courante. Asako décide de laisser Baku à l’état de trace. Elle se rend compte que cet être mystérieux, ce beau ténébreux, ne peut pas être présent. Il faut que tout se passe comme s’il n’avait jamais été présent (qu’il l’ait été ou pas). Le moment où Asako change d’avis, où elle revient vers Ryohei, est celui où elle prend conscience de cette loi. Sa sagesse, c’est de laisser partir la trace.

Au premier degré du film s’ajoute un autre degré, de l’ordre d’une mise en abyme ou d’un métacinéma. Tout film est une trace (d’un lieu, d’une fabrication, d’un artefact) qu’il faut oublier pour le plaisir du cinéma. Ce que je regarde aujourd’hui, avec mes croyances, mes soucis et mes interrogations, ce n’est qu’un Ryohei, qui suppose peut-être l’archive d’un Baku, à condition que le Baku n’ait pas complètement disparu, ce qui peut toujours arriver et ce qui aurait pu (et dû) arriver sans le hasard d’une déambulation en voiture. On ne peut ni garantir qu’une trace soit définitivement effacée, ni garantir son retour. Même disparue, elle est à l’œuvre, et même revenue, elle n’est qu’un spectre. C’est cela qu’un film nous fait sentir. Toujours là, comme Baku, le film ne se donne à voir que dans les conditions d’aujourd’hui, comme Ryohei. 

Comme disait André Bazin, Plus que tout autre art, le cinéma est l’art propre de l’amour. Pourquoi ? Il fait revenir les Baku, ces traces enfouies que l’amoureux voudrait retrouver, tout en percevant leur dangerosité. La singularité de ce film, c’est qu’il donne à cette trace une incarnation. Baku est exigeant, autoritaire. C’est lui qui décide, donne des ordres. Le seul espace de liberté qu’il laisse à Asako, c’est la possibilité pour elle de s’en aller définitivement, de le laisser tomber. C’est en renonçant à lui qu’elle découvre l’amour. L’amour, c’est ce renoncement qui laisse à Ryohei le choix de la respecter, de décider ou non de l’aimer à nouveau.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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