Little Girl Blue (Mona Achache, 2023)

Une auto-hétéro-bio-thanato-graphie féminine où chaque femme semble jouer le rôle d’une autre, jusqu’à l’épuisement

Quelque chose se transmet de mère en fille, sur au moins trois générations et peut-être quatre, entre Mona Achache, née en 1981 et déjà maman à l’âge de 20 ans qui fait un film sur sa mère Carole (1952-2016) qui avait déjà publié un livre1 sur sa propre mère Monique (1926-1996), qui des années auparavant avait déjà publié un livre sur ses parents2. Les noms de famille changent, entre celui du père de Monique (Lange), celui de Jean-Jacques Salomon (1929-2008), premier mari de Monique, celui de Juan Goytisolo, second mari de Monique3, celui de Suzanne Winitzer (1929-2021), psychanalyste, l’autre grand-mère de Mona sur laquelle la dite Mona a réalisé un film en 2005 intitulé Suzanne4, épouse du médecin Guy Achache qui aura laissé son nom de famille à Carole et Mona. Les noms sont hérités d’hommes qui laissent peu de traces5, entre les conjoints officiels, les amours ratés, les amants de passage et les pères de substitution, tandis que les femmes semblent se prolonger l’une dans l’autre, sans solution de continuité. C’est dans cet univers qu’une autre femme est mobilisée, Marion Cotillard, pour incarner Carole Achache, qui s’est pendue le 1er mars 2016 dans sa bibliothèque6. La question du suicide est au cœur du film, liée à celle de la répétition des abus sexuels qui ont marqué la vie de Carole, livrée vers 11-12 ans à l’amant de Jean Genet7 par sa mère Monique qui s’était mariée en secondes noces avec un autre homosexuel, Juan Goytisolo, marquée pr un égoïsme maternel, un défaut de protection renouvelé par Carole avec sa fille Mona qui, vers l’âge de 14 ans, a été livrée elle aussi toute jeune à l’amant marocain de Juan.

Ce résumé généalogique dit à la fois presque tout du film et presque rien. Le film commence par exposer un dispositif qui répète son contenu : dans la fiction, l’actrice Marion joue le rôle de Carole qui jouait déjà, dans sa propre vie (quoique sur le mode tragique), le rôle de sa mère Monique, tandis que Mona Achache, la réalisatrice qui, dans sa vie d’enfant, a revécu l’expérience de Carole, invente un scénario où cette série traumatique est rejouée. Dans cette mise en abyme, la place médiane occupée par Carole, qui a laissé à ses enfants d’abondantes archives, est fragile, transitoire, inconfortable. C’est le personnage central, et en même temps ce personnage est le jouet d’une série d’événements qu’elle n’aura jamais contrôlés. Lui restait-il d’autre solution que de disparaître ? Que cette femme impliquée dans le cinéma comme photographe de plateau ait été la fille et la mère de deux femmes elles aussi impliquées dans le cinéma8, et qu’elle soit interprétée et incarnée par une Marion Cotillard qui fait écho9 à la voix de Carole10 en conservant sa personnalité, ajoute à l’indémêlable interaction entre ces personnes, et au côté répétitif de leurs relations. Le film Little Girl Blue, qui est biographique vis-à-vis de Carole et autobiographique pour la réalisatrice, peut être qualifié d’auto-hétéro-biographie; et en outre, puisque ce n’est pas seulement un récit de vie mais aussi une confrontation avec la mort, il peut être qualifié d’hétéro-thanato-graphie. Tout combiné, c’est donc une auto-hétéro-bio-thanato-graphie, pour employer le vocable hérité de Jacques Derrida11. Non seulement ma vie, c’est celle de l’autre, mais aussi ma mort, c’est celle de l’autre, et j’ajouterais : ma sexualité, c’est celle de l’autre. L’origine du dérapage est ancienne, elle date peut-être des parents de Monique, avant 1926, plus d’un siècle avant la réalisation du documentaire de Mona Achache. Les conditions qui ont permis à Monique Lange de devenir une femme libre, émancipée de sa propre généalogie, produisent et reproduisent des effets plus tardifs. Son utérus lui ayant été retiré, la question de la maternité se posait différemment pour elle, et donc pour sa fille et sa petite-fille.

Pour nommer ce qui est arrivé à Carole et Mona, on parle aujourd’hui de violences sexuelles. Des jeunes filles ont été prises dans une logique à laquelle elles ne pouvaient pas échapper, à un âge où la question du consentement ne se pose même pas. Qui faut-il condamner ? Les auteurs de ces violences (les violeurs), ceux qui les ont rendues possibles (les pervers du style Genet), les mamans qui ont été incapables de se solidariser avec leurs filles, ou encore les pères en fuite ou inactifs ? Dans le contexte #MeToo, c’est tout un environnement patriarcal qui est en cause. L’explication est indéniable, évidente, mais trop simple, trop massive. Elle laisse de côté la singularité des désirs. Sans ce désir – celui des mères qui y ont, d’une certaine façon, aussi trouvé leur compte (en vie sociale, en reconnaissance), et celui des hommes qui les entouraient (et se passionnaient peu pour les histoires de femmes) -, tout cela n’aurait pas été possible. 

Le film se termine par une scène de pardon : sur une plage, Mona recouvre affectueusement la nudité de sa mère. Après l’exposition la plus crue, vient le temps de la pudeur, du recueillement, de la réparation. On peut être choqué par la position d’une fille qui rend publiques les frasques de sa mère, y compris la prostitution. C’est un aveu, une proclamation, une confession, et aussi le lieu d’une répétition et d’une rédemption. Au-delà de la culpabilité et de la dette, l’œuvre est aussi une déclaration d’amour, un pas au-delà. Les deux femmes alliées, l’une vivante et l’autre morte, se tournent vers la mer, lieu d’éloignement et de purification. En vidant la demeure de Carole de toutes ses archives, elles auraient, en quelque sorte, réglé leurs comptes, épargnant à leurs descendantes, s’il en est, le poids de la faute. L’avenir dira si la mise en image (et en œuvre) du suicide de Carole aura suffi pour éponger les dettes. Il se pourrait qu’il reste quand même, malgré tout, de l’impardonnable.

  1. Fille de… (Stock, 2011) ↩︎
  2. Cahiers déchirés (Nil, 1994). Ce livre est aussi fragmentaire que le film de sa petite fille, Mona. ↩︎
  3. Il semble que Monique ait été particulièrement attirée par les homosexuels prénommés Jean. ↩︎
  4. Suzanne était aussi le prénom de la mère de Monique Lange. ↩︎
  5. Juan Goytisolo, père de Carole Achache, avait recommandé un avortement avant la naissance de sa fille, tandis que le père de Mona reconnaissait qu’il n’a « jamais su tenir son rôle » – encore une allusion au jeu d’acteur. Au fond, la seule qui tienne son rôle, c’est Marion Cotillard – elle le tient tellement bien qu’on finit par l’oublier. ↩︎
  6. Elle n’a laissé aucun mot, mais 25 caisses d’archives – à décrypter, contenant notamment les photos dénudées qui sont à l’origine de l’idée du film. ↩︎
  7. Il s’agit d’Abdallah, qui s’est lui-même pendu, comme Carole. ↩︎
  8. Monique Lange a collaboré au scénario de plusieurs films dirigés par Roberto Rossellini, Henri-Georges Clouzot ou Joseph Losey, tandis que Mona Achache est documentariste. Que faut-il penser de la ressemblance de leurs deux prénoms, Mona et Monique ? ↩︎
  9. On peut comparer Marion Cotillard à la nymphe Echo, forcée de répéter, sans la modifier, la voix d’un autre. ↩︎
  10. Citation de Mona Achache : « Un jour, j’ai trouvé des enregistrements sonores, avec la voix de ma mère. C’était bouleversant et passionnant. Le fantasme impossible d’une conversation post-mortem ne m’a plus quitté : faire revivre ma mère suicidée pour qu’elle m’explique son geste ». ↩︎
  11. Circonfession, pp197-198. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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